L’avis d’Emmanuel
A la recherche d’une nouvelle Bibliothèque de Babel
Ma dernière critique dithyrambique en date, ou presque, sur ces pages, remonte à environ un an. Je faisais alors part de mon enthousiasme pour L’homme qui savait la langue des serpents, le premier roman traduit en Français de l’auteur Estonien Andrus Kivirähk. Univers consistant, fable des origines, grandeur des destinées, qualité de plume, humour incisif, profondeur philosophique, et pour ne rien gâcher, soin apporté à l’édition, tout était vraiment réuni pour faire de ce livre paru aux éditions du Tripode mon grand coup de cœur de 2013. Quel ne fut donc pas mon plaisir lorsque j’appris à la fin de l’été que l’éditeur préparait la publication de l’un des grands classiques de Kivirähk, son best-seller estonien, curieusement intitulé Les Groseilles de novembre. Je postai un message sur notre Facebook, consultait la page de l’œuvre sur le site du Tripode, m’abreuvant de vidéos et commentaires variés et passait immédiatement commande pour être parmi les premiers à lire ce nouvel opus. Quelques semaines de tergiversations devant le rayonnage de ma bibliothèque qui abrite mes promesses de lecture et me voici en train de vous faire part avec une délicate mesure, de mon plaisir autant que de ma déception.
Estonishing !
L’histoire du peuple estonien ne semble pas d’une complexité extrême : pas grand-chose à raconter avant le moyen-âge, puis une non-histoire pendant près de six à sept siècles sous la coupe de seigneurs teutons venus évangéliser le dernier bastion du paganisme européen au XIIIe siècle. Ce n’est qu’à la fin du XIXe en effet que l’Estonie paraît avoir commencé à s’affirmer comme pays doté d’une identité et d’une culture propre. Kivirähk semble pourtant s’être mis en devoirs de faire mentir les Wikipedia et autres livres d’histoire, en s’immisçant dans les plis de ce terne passé pour en extraire la chatoyance de la culture estonienne réinventée. C’étaient les derniers Estoniens des origines dans L’homme qui savait la langue des serpents, ce sont les paysans à la solde des seigneurs germaniques des XVII-XVIIIe siècles dans Les groseilles de novembre. Les héros de ce dernier sont de fait les monsieur et madame Toutlemonde des campagnes marécageuses qui surplombaient la mer baltique aux heures les plus léthargiques du développement culturel estonien. En d'autres termes, des bouseux de première, dont les principales préoccupations se résument aux si vitaux trois B : boire, bâfrer, baiser.
L’homme qui savait la langue des kratts
Ceux qui s’en sont précédemment délecté seront ravis d’apprendre que l’on retrouve dans Les groseilles de novembre la langue fleurie autant que l’imagination débridée de Kivirähk. Un diable ridicule, vieillard cornu et d’une stupidité telle que même l’idiot du village parvient à le berner. Les fameux kratts qui donnent son sous-titre au roman, créatures androïdes faites de bric et de broc (un vieux balais, un bonhomme de neige…) et amenées à la vie par le diable lui-même pour obéir aux ordres les plus terre-à-terre de leurs maîtres. Les maladies qui prennent les humains au piège en les appelant par leur nom… Les trouvailles qui permettent de ridiculiser (et parfois encenser) le quotidien drolatiquement sordide de ces êtres humains réduits à leurs instincts les plus sommaires sont innombrables, et le plus souvent délicieuses. Pourtant, je n’ai pu manquer en achevant ma lecture de ressentir une petite pointe d’amertume. Car derrière toute cette inventivité, j’avais perçu dans L’homme qui savait la langue des serpents un souffle intense et grave, un message profond à la portée universelle. Or, si Les groseilles de novembre ne manquent pas de saveur et d’intelligence, elles m’ont semblé pour leur part plus relever du recueil de fables satyriques que du conte philosophique.
A lire ou pas ?
Vous pouvez sans crainte vous régaler de la friandise frivole que sont ces Groseilles de novembre. Aucun risque d’indigestion, je ne garantis rien pour ce qui est des addictions. Seuls les gros mangeurs qui se seraient auparavant repu du précédent opus traduit en Français de l’auteur estonien doivent être prévenus qu’ils pourraient rester sur leur faim.
« Nous n’avons pas de quoi payer, répondit le granger. Tout ce que nous possédons, c’est ce que nous avons réussi à voler. Et notre vie, qui est constamment suspendue à un fil d’araignée. La forêt est pleine de démons et de loups. Des maladies nous guettent dans les buissons. La peste peut à tout instant frapper à notre porte. Le manoir ne cesse de nous donner des ordres. Notre vie aussi est volée, et nous devons chaque jour la voler à nouveau en nous aidant de toutes sortes de trucs et d’astuce, afin de rester vivants jusqu’au lendemain. Si nous commencions à payer honnêtement pour tout, que deviendrions-nous ? Nous n’existerions plus. »