Ce prodigieux chapitre, le septième, chiffre de la plus haute importance (comme en atteste un peu plus loin l'arrière-train de la monture d'un étrange cavalier aux allures de fantôme indien), surpasse les six premiers par sa densité dramatique et symbolique. Tout commence dans la maison expressionniste et dissymétrique de Laruelle, avec ses deux tours (athanors?), son mirador crénelé et sa devise indéchiffrable en lettres d'or ( No se puede vivir sin amar, on ne peut vivre sans amour), où le Consul se révèle incapable de dire son amour à Yvonne, dont il imagine les horribles ébats avec Laruelle, sous le regard sardonique de toiles d'Orozco et de Rivera - et d'un tableau infernal, Los Borrachones, qui figure la chute d'ivrognes dans l'Hadès. Il nous bouleverse, ce Consul, convaincu d'être déjà en Enfer, exclu du Paradis Perdu, l'âme déchirée entre son amour pour Yvonne et son désir du Farolito, sa lumière dans la nuit, cantina occulte et labyrinthique d'Oaxaca, où l'on rêve en attendant l'aurore (" Sonnenaufgang ! "). Armé d'une paire de jumelles, le Consul - qui refuse de boire son cocktail - laisse son regard errer sur ses gouffres intérieurs (lunaires, évidemment). " Il avait perdu le soleil : son soleil. Celui-ci, comme la vérité, était presque impossible à regarder en face ; il ne voulait pas une seconde s'en rapprocher et encore moins s'asseoir sous la lumière, face à face. "
Que veut le Consul en vérité ? C'est ce que lui demande l'inconnu dans le combiné, après qu'il a composé un numéro, peut-être le 666, les mains " secouées de tremblements fous " : " ¿ Qué quieres ? Qui voulez-vous ? " Ce à quoi il répond : " Zut ! ". Grave négligence du traducteur... Le juron hurlé par le Consul, c'est : " God ! ". Grimper les escaliers en vis des zacualis de Laruelle ou monter dans les manèges démoniaques de la fiesta de Tomalin : autant de voies vers le divin, mais qui ne mènent nulle part : l'alcool, seul, sera son guide. Aussi le Consul vide-t-il finalement le shaker avant de feuilleter La Machine infernale de Cocteau ; " Les dieux existent, ils sont le diable ", l'informe Baudelaire. L'Enfer est le passage obligé vers la lumière. D'ailleurs Laruelle, note le Consul, porte au doigt un anneau de calcédoine en forme de scarabée - symbole égyptien de la résurrection (et image de mort dans The Gold Bug d'Edgar Allan Poe)...
Partout, la mort. À la une des journaux ( Es inevitable la muerte del Pape - qu'un bref instant le Consul confond avec lui-même) ou au seul passage d'un cheval marqué d'un " 7 " au fer rouge (c'est au Werther de Goethe qu'il pense. Amour impossible. Suicide).
Il y a bien l'étincelle d'un espoir, évidemment désespérée, celui d'un bonheur encore à venir avec Yvonne... " Mais le poids d'une gigantesque main lui maintenait la tête baissée, semblait-il. Son désir s'évapora. Simultanément, on eût dit qu'un nuage venait de couvrir le soleil. La fête prit une apparence tout à fait nouvelle à ses yeux, les joyeuses girations des patineurs, les accents chaleureux quoique ironiques de la musique, les cris des marmots chevauchant leurs coursiers à col d'oie, le défilé des irréelles images peintes - tout s'était transcendantalement métamorphosé tout à coup en horreur tragique, s'était curieusement transmué en une ultime et lointaine impression sensible de l'image de la terre, s'était retrouvé emporté très loin au fond d'une obscure région de la mort, grondant orage d'une inguérissable peine ; le Consul avait soif... "
Alors le Consul boit tequila sur tequila et monologue avec Laruelle - qui finalement disparaît ou bien n'a jamais été là - jusqu'à réaliser que c'est en toute conscience (" les Ixions se plaisent aux Enfers ") qu'il a préféré l'alcool à Yvonne. L'Enfer à la vie. Quittant le Paris, il titube dans un monde spectral et aux frontières de la foire (et de la conscience) se laisse embarquer sur un manège infernal, " immense huit mécanique " (infini démoniaque ?) qui l'entraîne dans un maelström d'ascensions et de chutes où, Pendu christique, dépouillé de ses derniers effets personnels, il semble atteindre l'illumination : " - Semblable au pauvre idiot qui apporte la lumière au monde, le Consul planait la tête en bas, séparé de la mort par un maigre petit bout de grillage. "
Et le voilà à la sombre cantina du terminus El Bosque, prêt à entendre l'hermétique prophétie de la señora Gregorio avec, comme seuls témoins, un chien paria et les loups en meute (esprits dévorateurs et psychopompes des forêts) des tableaux qui décorent l'endroit : " Je n'ai pas de maison, rien qu'une ombre ", lui dit la señora, " Mais quand vous aurez besoin d'une ombre, mon ombre est à vous. "