Les résultats des primaires du Kentucky mardi dernier furent sans appel : 65% des électeurs démocrates y favorisèrent Hillary Clinton, contre 30% seulement pour Barack Obama, scores sensiblement équivalents à ceux réalisés par les deux candidats dans les comtés dit « appalachiens » (en Pennsylvanie, dans le Sud de l’Ohio, la Virginie Occidentale et l’Ouest des deux Caroline). Mais là n'est pas le plus important. Ces régions industrielles en crise (charbon) font aujourd’hui figure de quasi désert ruraux, parmi les plus pauvres – et les plus conservateurs - du pays. Les analystes politiques les rangent parmi les red states, ces bastions républicains pendant longtemps considérés comme imprenables. De fait, le parti démocrate y fait pâle figure et résiste mal aux accusations d’élitisme et de « libéralisme » lancées par des entrepreneurs politiques locaux sans scrupules et prompts à attribuer la misère ambiante aux élites condescendantes et inefficaces de Washington.
Ces États seront-ils pour autant perdus pour les Démocrates en novembre prochain ? Rien n’est moins sûr. Prenons l’exemple du Kentucky, État complexe, superposant les cultures du Midwest et celle du Vieux Sud, rassemblant aussi bien des rednecks en pick-up que des éleveurs de chevaux bon teint. A l’échelle nationale, le Kentucky vote fidèlement conservateur, envoie deux sénateurs républicains au Congrès et George W. Bush y reste – relativement – populaire. La majorité de l’électorat adhère à la philosophie républicaine, s’oppose à de nouvelles impositions, condamne l’avortement et le mariage homosexuel et se méfie des politiciens de la côte Est.
Au niveau local, pourtant, la gauche y fait mieux que survivre : si l’on excepte la parenthèse Ernie Fletcher (2003-2007), les démocrates occupent sans interruption le siège de gouverneur depuis les années 1960. Dans des campagnes où tout se sait, leurs qualités personnelles comptent souvent plus que leurs idées politiques. Ils peinent cependant à transcrire cet avantage au niveau national.
C’est que les Républicains peuvent compter sur l’un des leurs, le sénateur Mitch McConnell, « minority leader » (deuxième personnage) du Sénat, en place depuis 1984. Il a su tisser un exceptionnel réseau de fidélités, et abreuve le Kentucky de nouveaux projets et d’argent frais (la dernière en date : une exemption fiscale pour les éleveurs de purs-sangs). Il paie cependant sa proximité avec G. W. Bush, son soutien inconditionnel à la guerre en Irak et son influence au Sénat, où il bloque de nombreuses initiatives démocrates.
Depuis 2006, ces derniers ont décidé de réagir et de combattre férocement même dans les États où tout peut sembler perdu d’avance, un peu à la manière de ces conservateurs qui, dans les années 1960-1970, progressèrent subrepticement au niveau local, avant d’émerger triomphant sous Ronald Reagan. Howard Dean, le président du Parti Démocrate (Democratic National Committee), a lancé un programme dit des « cinquante États » et n’hésite pas à financer tout candidat s’opposant aux républicains dans les Red States, une stratégie qui a permis d’élire récemment Travis Childers (un démocrate atypique, anti-avortement et favorable à la peine de mort, mais un démocrate toute de même) dans un État farouchement républicain, le Mississipi.
Au niveau local, de nombreux groupes d’activistes se sont formés depuis 2006 et mènent la résistance (grassroots organization). L’un deux, DitchMitch Kentucky, fondé par Matt Gunterman, doctorant en histoire de la médecine à Yale et ancien candidat local dans le Bluegrass State, est caractéristique de cet effort. Leur objectif ? Faire tomber Mitch McConnell, le « parrain » de l’État, lors des élections sénatoriales de novembre 2008 (qui ont lieu en même temps que les présidentielles). Etant donné l’influence et les ressources financières du personnage, la tâche est difficile. Ils le savent, et cherchent finalement plus à rassembler les électeurs de gauche éparpillés aux quatre coins du Kentucky et à leur donner un cadre d’expression grâce à leur blog. Ils veulent montrer qu’une gauche d’opposition existe bel et bien au milieu du paysage conservateur, et que rien n’est gagné d’avance lors des prochains scrutins.
On pourrait les croire isolés, mais leur mouvement semble réussir, contre toute attente. Après avoir rassemblé près de 3000 lecteurs quotidiens et avoir fait la couverture du grand magazine libéral The Nation, ils se permettent de chatouiller le siège de McConnell qui, pour se venger, a entamé un procès en diffamation.
A l’image des conservateurs des années 1960, ils pensent long-terme et essaient de créer une dynamique positive qui portera peut-être un jour ses fruits, ce que Matt Gunterman appelle une "ruralution", une révolution de la base rurale mais de gauche des campagnes. De nombreux groupes libéraux les imitent au niveau national, et essaient de reproduire à leur profit le modèle et l’organisation implacable mise en place par la droite républicaine par le passé. Ceux-ci avaient su doucement faire oublier les acquis du New Deal et attirer les masses populaires dans leur escarcelle anti-fiscale.
Les Démocrates ont désormais ont compris que leurs succès électoraux ne pourront être que provisoire sans un changement radical du paradigme politique et intellectuel (à l’heure actuelle, libéral reste une insulte, un L-word dans le paysage politique américain). La gauche s’est enfin décidée à imiter la droite dans sa stratégie de conquête du pouvoir. Ils n'hésitent plus à l'attaquer férocement, à chasser le moindre électeur, à convaincre tout indécis, à redonner son sens au libéralisme politique, et à tisser leur toile organisationnelle sur une vaste échelle. S’ils persévèrent sur cette voie, les résultats pratiques seront certes longs à venir, mais ils pourraient changer à terme le paysage politique américain.
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