ATTENTION: Cet article contient d’énormes spoilers pour La Reine des Neiges, en particulier en ce qui concerne l’acte final et le dénouement de l’histoire. Ceux qui n’ont pas encore vu le film lisent à leurs risques et périls.
La Reine des Neiges fait partie de ces films qui savent exactement ce qu’ils veulentt être. Soutenu par ses personnages, son animation, et oui, même un peu par ce foutu bonhomme de neige. Il compta aussi plusieurs remaniements importants à la plus inchangée de ces formules hollywoodiennes : le Conte de Fée Selon Walt Disney – ou les films avec les Princesses Disney, pour faire plus contemporain. Toute discussion et/ou évaluation des mérites du film peut être retrouvée dans la chronique (disponible ICI !), mais il reste des choses qui n’ont pas encore été mentionnées, comme tout qui se passe dans l’acte final. Ceci est intentionnel, puisque La Reine des Neiges peut compter parmi la myriade de ses charmes, un truc auquel on ne s’attend jamais à voir surgir de la main d’un studio d’animation, qui se distingue principalement par la manière rigidement formatée dont il raconte et re-raconte des histoires tellement anciennes que nos arrières grand-mères ont sans doute grandi avec :
Des surprises.
Mais d’abord, revenons sur l’histoire. La Reine des Neiges se déroule pendant ce qui est techniquement l’été dans le royaume vaguement norvégien d’Arendelle et concerne deux princesses : Elsa, l’aînée de la famille, et sa sœur Anna. À l’insu de tout le monde sauf d’elles (leurs parents sont morts, parce que Disney), Elsa a été née avec des pouvoirs de glace mystiques qui, il était une fois, ont infligé une blessure quasi-mortelle à Anna, qui n’a aucun souvenir de l’évènement (ni des pouvoirs de sa frangine) grâce à une guérison magique qui lui a effacé la mémoire. Elsa a passé la majorité de son enfance en isolement volontaire, ne voulant faire du mal à quiconque par peur d’être accusée de sorcellerie. Mais ayant désormais atteint l’âge adulte, elle doit officiellement être couronnée reine et le palais va accueillir toute une foule de dignitaires étrangers ; chose qui la terrifie mais qui ravit Anna – qui est en grand manque d’affection et se nourrit d’illusions drôlement Disney-centriques (elle pense notamment rencontrer son Prince Charmant à la cérémonie).
Malheureusement, c’est exactement ce qui se passe. Anna rencontre et a immédiatement un Coup de Foudre™ (Disney, tous droits réservés) pour le Prince Hans, un grand gaillard beau-gosse, charmant et qui a généralement tout du mari idéal. Étant effectivement une grande gamine (Elsa est un peu une adolescente qui semble définitivement coincée au stade de la puberté) Anna accepte sur-le-champ une proposition de mariage (Hans est également d’une disposition assez téméraire) et commence à élaborer des projets de noces surexcitées à sa sœur incrédule, qui préférerait ne pas avoir toute une belle-famille sur le dos. Les deux finissent par se disputer, et Elsa laisse éclater une éruption refoulée de magie glacière que le Duc de Weselton (qui se présente plus ou moins avec « Je serais votre méchant pour la soirée ») s’empresse de qualifier de sorcélerie, tout en prennant l’événement comme prétexte afin de chasser la reine, façon Frankenstein.
Elsa se résout alors à vivre une existence d’ermite dans les montagnes, déchaînant enfin ses pleins pouvoirs pour se créer un palais de glace privé. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’elle a également fait tomber un hiver permanent sur Arendelle, laissant les dignitaires pris au piège et les habitants en péril. Anna fait équipe avec un vendeur de glace expérimenté en survival nommé Kristoff et se dirige vers la montagne pour essayer de réparer la situation (misant uniquement sur le fait qu’Elsa va l’écouter), laissant Hans garder la boutique au château.
C’est ici que les choses commencent à faire du hors-piste, du moins dans la mesure où Disney nous a servi la même histoire de princesse par intermittence depuis que La Petite Sirène a ramené la licence au premier plan pendant les années 80 : Kristoff aide Anna dans sa quête, principalement parce qu’étant lui-même un fermier de glace, un hiver éternel n’est pas bon pour le business. Au début, il ne la prend pas trop au sérieux (Anna n’est pas Mérida dans Rebelle : son courage dépasse de loin ses capacités), et encore moins quand il apprend l’objet de sa mission. Il a même droit à un long monologue critiquant le concept du Coup de Foudre™ (Disney, tous droits réservés).
Alors, puisqu’on connaît Disney, et puisque La Reine des Neiges fait surtout de son mieux de ressembler au Disney vintage des 90’s (à part l’animation), on sait tous que tout a été mis en place pour permettre à Kristoff d’apprendre une leçon et d’arrêter d’être aussi cynique. La renaissance Disney (en bref, tous les films entre La Petite Sirène et Tarzan) que le métrage est tellement déterminé à ressusciter était entièrement préméditée, spécifiquement grâce à cette astuce de l’intrigue : Eric et Ariel. Aladdin et Jasmine. Pocahontas et John Smith. Seul La Belle et la Bête sort un peu du lot, et même là, le film ne va pas jusqu’au bout de son propos. Dans Mulan, c’est arrivé pour Li Shang, même quand il n’était pas encore conscient que Mulan était une femme ! Et ce n’est pas comme si Shang était gay : regardez sa réaction « Ouf, Dieu merci ! » rapide quand la vérité éclate au grand jour.
De son côté, La Reine des Neiges prend même la peine de nous montrer à quel point Anna avait raison sur le fait que Hans est un type génial : il reste au royaume et fait que des Trucs de Prince Génial, comme soutenir l’autorité d’Anna, remettre Weselton à sa place (il était là seulement pour tenter de manipuler la jeune reine dans un accord de commerce et pense maintenant qu’il peut viser encore plus haut suite à son absence), et convertir le château d’Arendelle en camp de réfugiés pour les paysans affamés. C’est un bon gars, essentiellement – il ose seulement quitter son poste pour mener une mission de sauvetage quand le cheval d’Anna revient sans elle. D’accord, il ne remarque pas que Weselton a rajouté deux hommes de main à son groupe avec l’ordre d’arrêter (ou assassiner) Elsa si l’opportunité se présente…mais personne n’est parfait.
Et puis on a le déclic. On a affaire à un film avec deux princesses : Anna a déjà trouvé son Captain America norvégien, toute cette catastrophe a été déclenchée par cette pauvre ermite d’Elsa et son refus de croire au Premier Amour™ et au Coup de Foudre™ (Disney, tous droits réservés). Et on est chez Disney, rappelons-le, donc il faut y croire ! Kristoff, lui, a besoin d’apprendre la même leçon, donc c’est forcément pourquoi il est ici : il sera le prince d’Elsa. Un petit changement dans la formule, pour être sûr, mais cela nous ramène plus ou moins au même endroit ; et en bonus, Disney pourra vendre deux nouvelles poupées !
Comme pour souligner le truc : Kristoff sait déjà tout sur la magie et n’en a pas peur, et a une passion…plus-que-professionnelle pour la glace. Quand ils arrivent au palais d’Elsa, il contemple sa nouvelle demeure comme un archéologue qui vient de déterrer un nouveau temple grec. Leur rencontre pourrait se décrire grâce à cette seule réplique : « Wow…je n’ai jamais rien vu d’aussi…[entrée d’Elsa]…magnifique ! ». Bla-bla-bla, ils causent, Kristoff chante une chanson romantique (en anglais, c’est Jonathan Groff de la série Glee qui prête sa voix au personnage), vient une grosse scène de baston quand Hans débarque et que les hommes de Weselton essayent de faire leur boulot, les gentils gagnent, on croit au Véritable Amour™ (Disney, tous droits réservés), on accorde à Elsa la sérénité et la maîtrise de soi dont elle a besoin pour mettre fin à l’apocalypse enneigé, bam!, double mariage, happy end, veuillez recycler vos lunettes 3D et des peluches d’Olaf le Bonhomme de Neige sont dispos à l’accueil, merci !
…c’est ça ?
Et bien non.
À la place, les personnalités défaillantes des deux sœurs (l’immaturité d’Anna, la haine de soi qu’Elsa s’inflige à elle-même) fichent tout en l’air à nouveau : Anna est touchée par un souffle de glace magique et Elsa fait fuir tout le monde avec un monstre de neige géant…qui n’est pas assez efficace pour empêcher les assassins de Weselton de déclencher une bagarre qui ne donne pas de victimes (le film communique très bien à quel point Elsa pourrait potentiellement devenir aussi puissante et redoublante que les autres méchants de Disney si elle le voulait), seulement parce que ce cher Hans est là pour la supplier de ne pas devenir le monstre qu’on l’accuse d’être. D’accord, elle tombe néanmoins inconsciente et se réveille enchaînée dans les cachots d’Arendelle…mais ça aurait pu être pire.
Pendant ce temps, il se trouve que la magie glacière qui a touché Anna va peu à peu changer son cœur en glace ; une malédiction qui peut seulement être guérie par (what else ?) l’Amour. Donc c’est retour au château pour un Premier Baiser d’Amour™ (Disney, tous droits réservés) de la part de Hans, qui, bien entendu, accepte le concept sans hésitation : il est assez certain que l’amour réglerait le problème…
…s’il était véritablement amoureux d’Anna.
Le Prince Charmant était le bad guy. Depuis le début.
Pour les enfants : bonne nouvelle, le choc va s’estomper. Mauvaise nouvelle ? Cette suspicion qui commence à se former dans le ventre que rien n’est vraiment sûr ou sacré et que n’importe qui ou n’importe quoi peut vous décevoir ou se retourner contre vous ? C’est parti pour durer. On l’appelle la réalité, bienvenue à bord.
Pour remuer davantage le couteau dans la plaie, Hans est un de ces méchants Disney particulièrement mesquins et détestables dont l’objectif est trop « réel » et tangible pour être perversement admirable (en gros, il ne cherche pas à dominer le monde ou quelque chose comme ça). C’est le cadet de sa famille, il ne voulait pas un héritage maigrichon, donc il s’est dit qu’il jouerait le séducteur avec la famille royale d’Arendelle pour trouver un moyen d’assassiner discrètement Elsa et d’accéder au trône…un plan qu’il a revu et improvisé sur le vif depuis Elsa et sa crise de nerfs. Son plan actuel : laisser crever Anna, et exécuter Elsa pour le trône. Il est effrayant parce qu’il est reconnaissable, une version conte de fées d’un antagoniste sorti tout droit d’une série policière. Dans le panthéon des méchants Disney, il est à peu près au même niveau que Gaston (La Belle et la Bête), dont le motif, si on veut lire entre les lignes, semblait être celui d’un violeur – ou plutôt, ça serait le cas s’il habitait de nos jours et pas au Moyen-âge.
Plus sérieusement, on a vu beaucoup de grands rebondissements dans les films récents, mais celui de La Reine des Neiges pourrait être un des mieux réalisés depuis un moment, en dépit du fait qu’il s’agisse d’un film d’animation pour enfants. C’est logique, ça ne laisse pas traîner des questions ou des incohérences…et ouais, ça marche. Ceux qui ne s’y attendaient pas ont sans doute passé une grande partie du deuxième acte à se demander pourquoi Weselton semble être celui qui correspond le plus à un bad guy, surtout qu’il est trop faiblard pour être effrayant.
Mais le twist est tellement bien caché parce qu’il en devient très simple : Hans n’est pas un comploteur. Il est techniquement responsable de la crise d’Elsa, mais ce n’était pas son intention. Son plan se résumait à tromper Anna, à la faire croire que c’était un homme bon, et puisqu’il n’y a aucun présage indicateur direct (pas de regards louches, pas de jeux de mots explicites…), il a l’occasion de tromper le spectateur, également. Il passe même sans problème le test « est-ce que ce personnage sert à quelque chose ? », puisque sa présence sert deux fonctions directes : être l’amoureux d’Anna, et la personne qui s’occupe du château pendant qu’Anna part à l’aventure. Même séparé du genre et de l’héritage de la franchise Disney, c’est simplement un bon exemple de scénario.
Et aussi efficace que soit le twist en des termes purement cinématographiques, c’est un superbe exemple dans les termes de l’œuvre Disney, un contexte dans lequel on ne peut pas éviter d’inclure La Reine des Neiges. Le plus évident, c’est que Anna a tort et que Kristoff et Elsa ont raison concernant le fait que le Premier Amour et le Coup de Foudre™ (Disney, tous droits réservés) ne sont qu’un énorme tas de conneries. Oui, Kristoff se rend compte qu’il est amoureux d’Anna et vient à sa rescousse, mais les choses se déroulent ostensiblement bien après qu’ils aient participé ensemble à un numéro musical qui se résume à une version « Disneyfiée » de la chanson « Love The One You’re With (« aimez celui que vous avez »). Par ailleurs, même si (spoiler !) ils finissent par se mettre ensemble, ils y vont mollo – pas de mariage ou d’enfants tout de suite. Au final, il se trouve que Le Premier Baiser d’Amour™ (Disney, tous droits réservés), qu’il vienne de Hans ou de Kristoff, n’est pas le geste d’amour qui rompt le sortilège dont meurt Anna : elle le fait par elle-même, sacrifiant (temporairement) sa propre vie pour empêcher Hans de décapiter Elsa pendant le face-à-face final.
Les implications de tout ceci ne peuvent pas être exagérées, surtout dans ce contexte : le Disney du 21ème siècle est en train de réfuter le Disney du 20ème ; ou au moins son message et sa thématique centrale concernant les affaires de cœur telles qu’elles sont communiquées aux jeunes enfants. La Reine des Neiges est le film avec les princesses Disney où le Prince Charmant s’avère être un enfoiré glauque et sordide (qui se prend un poing dans la gueule de la part de la princesse !), le « véritable amour » romantique est un projet à long-terme sur lequel il faut travailler, et les mariages, les baisers, etc. sont quasiment sans importance à côté des liens familiaux qu’il faut maintenir.
Il y a encore d’autre choses qui flottent autour du film : il est très intéressant, par exemple, qu’Elsa (qui finit par être acceptée avec ses pouvoirs par sa famille et ses sujets à la fin du film) n’ait aucun amoureux tout au long de l’histoire…elle ne montre même pas le moindre intérêt pour l’amour. Plusieurs lectures du film suggèrent qu’on est censé voir Elsa comme une lesbienne, avec ses pouvoirs agissant comme une métaphore délibérément indiscrète de sa sexualité, à la façon des films X-Men : après tout, comme l’entend le film, elle est née comme ça…
Difficile de savoir si c’était l’intention explicite des auteurs du film, mais les sous-entendus homosexuels constituent une théorie qui est extrêmement facile à extrapoler à travers les métaphores du long-métrage ; surtout puisque le grand numéro musical victorieux d’Elsa (« Libérée, délivrée ») visualise son « coming-out » en la montrant qui démêle ses cheveux épinglés et se dépouille de la cape et des gants modestes qui recouvrent son corps pour émerger sur scène dans la peau d’une diva à la chevelure décoiffée, vêtue d’une robe scintillante qui se déhanche dans son nouveau palais en chantant un numéro qui porte l’éclat immanquable d’une drag queen.
En d’autres termes, quelle que soit la figure qu’elle est « censée être » dans le film (franchement, l’idée d’une princesse qui ne considère pas un partenaire romantique comme un accessoire obligatoire est révolutionnaire en soi), Elsa est quasiment une icône LGBTQ toute-faite, et « Libérée, délivrée » (qui, crucialement, commence par un apitoiement sur son propre sort mais s’achève sur une note célébrant non seulement l’acceptation, mais carrément l’adulation de soi) cherche pratiquement à être reconvertie pour devenir une cousine éloignée de la chanson « I Am Woman » (« Je suis femme », d’Helen Reddy).
Et voilà le travail. La Reine des Neiges : la romance instantanée des contes de fée, c’est du pipeau. Y croire peut vous transformer en appât pour les prédateurs ; ce qui nous rend « différents » devrait non seulement être accepté mais volontairement exhibé, et qui a besoin d’un foutu prince, de toute façon ? Elsa et Anna seraient-t-elles les premières princesses « féministes » du Disney moderne ? Peut-être que cela reste encore discutable, mais ne nous y trompons pas : elles sont bel et bien radicales – ou du moins, aussi radicales que puissent être des personnages qu’on retrouvera sans doute aussi dans le rayon des poupées. Et leur film est lui aussi radical – et pas seulement parce que son twist est balèze.
@ Daniel Rawnsley