Nadia Comaneci n’est pas l’athlète la plus titrée de la gymnastique artistique, loin de là. Son nom est pourtant à jamais associée à ce sport et beaucoup la considère comme la plus grande gymnaste de tous les temps.
Jeux olympique de Montréal, 18 juillet 1976 : après un passage hallucinant aux barres asymétriques, la fée clochette roumaine obtient pour la première fois dans l’histoire de la gymnastique, la note maximale de 10. Un peu à l’instar du système de mesure lors du saut de Beamon en 68, le tableau d’affichage qui n’était pas prévu pour une telle performance, est dans l’incapacité d’afficher la note donnée par les juges.
Nadia déjà championne d’Europe en 75, vient de réinventer la gymnastique et de la faire renter dans une autre dimension. Sa technique est non seulement parfaite mais plus fort, les figures sont totalement nouvelles et réalisées à la façon d’une danseuse. Cette gamine de 14 ans va éclabousser la compétition de toute sa classe et remporter non seulement le concours complet individuel mais aussi deux titres par appareil et cinq médailles au total.
A cet instant, elle vient de perdre la maîtrise de son destin. La suite de sa carrière se confond avec l’histoire de son pays et celle de la fin de la guerre froide.
De l’autre côté du rideau de fer, le sport est un objet politique majeur, une forme de prolongement de la guerre froide et la gymnastique une discipline phare des pays du bloc de l’est. Tout est mis en oeuvre pour gagner, y compris à travers un système de formation qui à l’image des régimes en place, ne recule devant rien. Les individus les plus doués sont repérés et regroupés dès leur plus jeune âge dans des centres où ils reçoivent un entraînement intensif.
Les chemins vers la gloire sont pavés de sang et de larmes pour ces petites filles. Véritables enfants martyres, elles sont contraintes de subir des régimes alimentaires dangereux et un rythme d’entraînement spartiate qui pousse corps et esprit dans leurs derniers retranchements. Si le fantasque entraîneur de Nadia, Béla Karolyi est un obsessionnel de la perfection, l’école roumaine n’est peut être pas la plus impitoyable. En 1979, la soviétique Eléna Mukhina, championne du monde 78, est contrainte de reprendre prématurément l’entraînement après une fracture afin d’être prête pour les JO de Moscou. Il s’en suivra une nouvelle chute sur une figure qu’elle ne maîtrisait pas et une paralysie jusqu’à sa mort prématurée dans les années 2000. Elle est loin d’être la seule championne à être victime de ce genre de pratiques. Blessures graves, anorexie, fugues et tentatives de suicides sont monnaie courante.
Bref… un régime alimentaire insensé, pas de règles, pas de seins, pas de vie sexuelle ni sociale. Des laxatifs avant chaque compétition. Le sport de haut niveau conçu de cette façon est non seulement une souffrance mais également une obsession du quotidien. Certes à ce petit jeu, l’Est est le plus fort mais l’Ouest ne va pas tarder à singer puis importer ces pratiques qui gagnent.
Si la gymnastique est un enjeu est-ouest, elle cristallise aussi les rivalités nationales entre les pays de l’Est. L’Union soviétique qui traditionnellement domine la discipline supporte mal d’être contrecarrée par « les pays frères ».
La première humiliation en date vient de l’inoubliable tchèque Věra Čáslavská, championne olympique en 64 à Tokyo où elle devance l’icône de la gymnastique soviétique Larissa Latynina. Elle récidive à Mexico en 68 en plein printemps de Prague et se permet même en signe de résistance, de bouder ostensiblement l’hymne soviétique lors d’une cérémonie de remise de médailles. Malheur à elle pour son courage quand elle reviendra dans son pays désormais sous le joug soviétique.
La seconde gifle à l’hégémonie soviétique, celle infligée par Nadia, est d’autant plus retentissante, qu’elle est la représentante d’un régime dont le chef a toujours manifesté des velléités de libre arbitre. Nicolae Ceaușescu, dictateur ubuesque, cherche pourtant à sortir son pays de l’orbite soviétique. Ainsi, celui qui se fait désigner comme l’étoile polaire pensante du Danube de la pensée fait du pied aux USA, condamne l’intervention en Tchécoslovaquie, entretient des relations avec Israël et ira même jusqu’à refuser le boycott des JO de Los Angeles en 84.
Dans ce contexte les performances de Nadia, deviennent un objet politique. La petite héroïne du travail socialiste devient une super star du régime roumain. Cette situation ne va pas être sans déstabiliser l’adolescente pour qui il semble plus facile de tenir en équilibre sur une poutre que dans une vie qui ne lui appartient plus. Et puis pour les habitants des pays de l’est des années 70, Montréal c’est déjà franchement les marchands du temple. Sponsors et argent facile tournent vite la tête aux athlètes venus de l’autre côté du rideau de fer. Les quatre ans qui la sépare des JO de Moscou vont être une période dès plus compliquée tant sur un plan sportif que personnel.
Ses parents divorcent, le régime tente de la retirer de la tutelle sportive du couple Karolyi. Si elle retrouve son titre individuel au général en 77 et 79 au championnat d’Europe, elle ne sera jamais médaillée au général d’un championnat du monde malgré un titre à la poutre en 78 et une médaille d’or par équipe en 79 après une performance inouïe encore à la poutre, ce à quelques heures d’une opération pour une infection au poignet.
Quand elle se présente aux JO de Moscou en 1980, la « Petite Fée de Montréal » est devenue une belle jeune femme. Cependant, à Moscou, il faut qu’une soviétique l’emporte. Un peu à la surprise générale et malgré une erreur aux barres asymétriques, elle peut encore prétendre à la médaille d’or du concours général avant le dernier passage à la poutre. Pour obtenir le titre, il lui faut une note de 9,95.
Comment Nadia Comaneci ne peut-elle pas obtenir cette note à un agrès où elle est la meilleure du monde ? Malgré une prestation parfaite, le jury, délibère pendant 25 minutes, et ne lui donne que 9,85. Cela sent l’arnaque à plein nez.
Nadia est médaillée de bronze, derrière deux soviétiques. Deux médailles d’or à la poutre et au sol ne la consoleront pas de cet échec. Elle arrête sa carrière l’année d’après. Viendra ensuite le temps de l’exil aux Etats-Unis à quelques jours de la révolution roumaine qui ne fait que renforcer l’ambiguïté et le mystère du personnage.
Au pays du marché, elle finira par vendre ses médailles dans une émission télé de seconde zone afin de pouvoir se payer un studio.
La gloire est éphémère répétait à l’oreille du général romain vainqueur, l’esclave qui se tenait derrière lui pendant son entrée triomphale dans la ville éternelle.