"Qu'est-ce exactement que [le] public ?" [1]

Publié le 21 décembre 2014 par Theatrummundi

On ne peut contester en tout cas que la relation musicien-public ne se soit modifiée au vingtième siècle, à peu près depuis le début de la période "atonale". Ceci est reconnu par le grand public, mais aussi par les intéressés directs, c'est-à-dire par les musiciens.

Demandons-nous d'abord : Qu'est-ce exactement que ce public ?

Dans le sens où nous posons cette question, le public est avant tout une partie du "Toi", du grand "vis-à-vis" auquel le créateur s'adresse par son œuvre. que ce public soit composé de bourgeois ou d'ouvriers, peu importe - de même que la nationalité à laquelle il appartient. (Même un peuple aussi éloigné de nous que les Japonais se montre aujourd'hui ouvert à la musique européenne.) Ce qui est important, c'est que ce soit un "public", et non un simple agrégat d'individus. Il doit être composé de gens qui se sentent d'une même communauté et réagissent en communauté. Car il y a une différence à souligner: il est souvent constaté par les gens de métier à quel point les opinions d'un individu pris isolément peuvent être fausses et même absurdes - et de quelle façon logique et judicieuse l'ensemble d'un public se comporte.

Ce que signifie le "grand public" dans la vie musicale et d'un point de vue commercial, est évident. Nous nous rendons moins compte du sens qu'il a pour les musiciens. A l'égard de ceux-ci, il représente l'auditeur "imaginaire" auquel l'auteur adresse son message. Depuis Bach, ce public a été pour les compositeurs quelques chose comme la "dernière instance"; ils le considèrent comme donnant l'orientation, la mesure, la norme à suivre. C'était le partenaire auquel ils s'adressaient. - Quand des gens de métier ou des esthéticiens parlent aujourd'hui de "lois artistiques" qu'ils dégagent des œuvres de Bach, Beethoven, Schubert, Brahms ou Wagner, ces lois ne sont pas concevables sans l'existence d'un lien avec le public. Ce sont des indications que le compositeur donne à ses auditeurs imaginaires, et qui résultent de la question suivante: "Comment faire pour m'adresser à ces gens de façon si parfaitement claire qu'ils puissent me comprendre complètement et véritablement?" - De ce fait, on peut presque dire que ce public, quel qu'il puisse être en réalité, est ainsi créé en grande partie par les Maîtres compositeurs.

On sait que Beethoven formulait toujours beaucoup de critiques à l'égard du public qui assistait à ses concerts à Vienne. Et pourtant Beethoven est celui qui par ses œuvres, particulièrement par ses symphonies, a influencé de la façon la plus décisive le développement des concerts publics au XIXème siècle et a participé à leur création. Mais il est certain que ce rapport de confiance sous-jacent unissant le public et les musiciens - qui malgré toutes les discussions, toutes les divergences d'opinion, a maintenu sa souveraineté au cours du XIXème siècle - est bien ébranlé aujourd'hui. Se sentir lié au public dans une communion idéale, s'en remettre à lui avec confiance, comme le firent encore Wagner et Strauss [Richard, note du copiste], est une chose qui ne se rencontre plus guère dans notre temps. Le musicien moderne se présente devant ses auditeurs avec de grandes exigences. Il ne se soumet pas à eux : au contraire, il veut que le public soit soumis à sa dictature; il n'est plus dans la communauté, mais au-dessus d'elle; il ne cache pas le moins du monde le peu de cas qu'il fait du public. La relation idéale et universelle s'est ainsi transformée en un rapport intéressé. Le musicien cherche à influencer le public, dont il a besoin pour des fins "commerciales", - mais ceci dans le sens d'une intimidation, en pratiquant, pourrait-on dire, une sorte de terrorisme. Une marée de propagande en faveur du compositeur moderne (avec tous les procédés spectaculaires que l'on sait utiliser maintenant) déferle sur le public. N'y a-t-il pas au fond de cela une surprenante modestie de la part du compositeur moderne ? Peut-il vraiment croire qu'il y a succès, lorsque la propagande fonctionne et ferme la bouche au public? Attache-t-il vraiment plus d'importance à ce qu'il y a dans les journaux qu'à ce qui se passe au fond des cœurs des auditeurs? S'en remettre à une propagande consciente et organisée, cela a-t-il quelques chose à voir avec l'Art?

Wilhelm Furtwängler, Musique et Verbe


On ne peut contester en tout cas que la relation musicien-public ne se soit modifiée au vingtième siècle, à peu près depuis le début de la période "atonale". Ceci est reconnu par le grand public, mais aussi par les intéressés directs, c'est-à-dire par les musiciens.

Demandons-nous d'abord : Qu'est-ce exactement que ce public ?

Dans le sens où nous posons cette question, le public est avant tout une partie du "Toi", du grand "vis-à-vis" auquel le créateur s'adresse par son œuvre. que ce public soit composé de bourgeois ou d'ouvriers, peu importe - de même que la nationalité à laquelle il appartient. (Même un peuple aussi éloigné de nous que les Japonais se montre aujourd'hui ouvert à la musique européenne.) Ce qui est important, c'est que ce soit un "public", et non un simple agrégat d'individus. Il doit être composé de gens qui se sentent d'une même communauté et réagissent en communauté. Car il y a une différence à souligner: il est souvent constaté par les gens de métier à quel point les opinions d'un individu pris isolément peuvent être fausses et même absurdes - et de quelle façon logique et judicieuse l'ensemble d'un public se comporte.

Ce que signifie le "grand public" dans la vie musicale et d'un point de vue commercial, est évident. Nous nous rendons moins compte du sens qu'il a pour les musiciens. A l'égard de ceux-ci, il représente l'auditeur "imaginaire" auquel l'auteur adresse son message. Depuis Bach, ce public a été pour les compositeurs quelques chose comme la "dernière instance"; ils le considèrent comme donnant l'orientation, la mesure, la norme à suivre. C'était le partenaire auquel ils s'adressaient. - Quand des gens de métier ou des esthéticiens parlent aujourd'hui de "lois artistiques" qu'ils dégagent des œuvres de Bach, Beethoven, Schubert, Brahms ou Wagner, ces lois ne sont pas concevables sans l'existence d'un lien avec le public. Ce sont des indications que le compositeur donne à ses auditeurs imaginaires, et qui résultent de la question suivante: "Comment faire pour m'adresser à ces gens de façon si parfaitement claire qu'ils puissent me comprendre complètement et véritablement?" - De ce fait, on peut presque dire que ce public, quel qu'il puisse être en réalité, est ainsi créé en grande partie par les Maîtres compositeurs.

On sait que Beethoven formulait toujours beaucoup de critiques à l'égard du public qui assistait à ses concerts à Vienne. Et pourtant Beethoven est celui qui par ses œuvres, particulièrement par ses symphonies, a influencé de la façon la plus décisive le développement des concerts publics au XIXème siècle et a participé à leur création. Mais il est certain que ce rapport de confiance sous-jacent unissant le public et les musiciens - qui malgré toutes les discussions, toutes les divergences d'opinion, a maintenu sa souveraineté au cours du XIXème siècle - est bien ébranlé aujourd'hui. Se sentir lié au public dans une communion idéale, s'en remettre à lui avec confiance, comme le firent encore Wagner et Strauss [Richard, note du copiste], est une chose qui ne se rencontre plus guère dans notre temps. Le musicien moderne se présente devant ses auditeurs avec de grandes exigences. Il ne se soumet pas à eux : au contraire, il veut que le public soit soumis à sa dictature; il n'est plus dans la communauté, mais au-dessus d'elle; il ne cache pas le moins du monde le peu de cas qu'il fait du public. La relation idéale et universelle s'est ainsi transformée en un rapport intéressé. Le musicien cherche à influencer le public, dont il a besoin pour des fins "commerciales", - mais ceci dans le sens d'une intimidation, en pratiquant, pourrait-on dire, une sorte de terrorisme. Une marée de propagande en faveur du compositeur moderne (avec tous les procédés spectaculaires que l'on sait utiliser maintenant) déferle sur le public. N'y a-t-il pas au fond de cela une surprenante modestie de la part du compositeur moderne ? Peut-il vraiment croire qu'il y a succès, lorsque la propagande fonctionne et ferme la bouche au public? Attache-t-il vraiment plus d'importance à ce qu'il y a dans les journaux qu'à ce qui se passe au fond des cœurs des auditeurs? S'en remettre à une propagande consciente et organisée, cela a-t-il quelques chose à voir avec l'Art?

Wilhelm Furtwängler, Musique et Verbe