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Hubert Reeves : "Einstein n’arrivera pas à rejeter le hasard"

Publié le 19 décembre 2014 par Blanchemanche
#Einstein

À l'occasion de la sortie de notre nouveau hors-série, l'astrophysicien Hubert Reeves évoque, auprès de Sciences et Avenir, la figure d'Albert Einstein.

L'astrophysicien Hubert Reeves. © John Foley/opale
Entre 1915 et 2015, cent ans de relativité générale. Sciences et Avenir marque cet anniversaire d'un hors-série consacré à Einstein. Dans ce magazine, actuellement en kiosque, nous avons recueilli les témoignages de 17 scientifiques qui évoquent l'influence du physicien sur leurs travaux. L'intégralité de ces textes seront publiés dans les jours qui viennent sur le site de Scienceset Avenir. Premier article, celui d'Hubert Reeves, qui explique qu'à l'échelle atomique comme à l'échelle galactique, le comportement de l'Univers est plus simple qu'on le pensait avant Einstein, mais pas si simple que le pensait Einstein... Voici le texte de l'auteur de "L'Univers expliqué à mes petits-enfants" (Seuil) :'La réalité n’est jamais ni aussi simple ni aussi complexe qu’on croit'… Einstein en a fait l’expérience. Cette paraphrase des mots de Guy de Maupassant, à la fin de son roman Une vie (le texte original est : 'La vie n’est jamais ni aussi bonne ni aussi mauvaise qu’on croit'), me servira à décrire deux comportements en apparence assez contradictoires d’Albert Einstein dans la poursuite de ses recherches, tout au long de sa longue carrière. Il me semble que, pour lui, la réalité fut perçue parfois comme trop simple et parfois comme trop complexe. Ces deux contraires ont eu une influence certaine aussi bien sur ses éclatants succès que sur ses échecs.

Forces et faiblesses des certitudes

Einstein nous paraît maintenant comme un chercheur empreint de certitudes puissantes. Cette caractéristique, liée sa grande intelligence et à sa capacité de travail, lui a permis de s’acharner pour accomplir jusqu’à leur terme et sans faille les tâches qu’il s’était assignées.

Le monde est posé là

Deux idées-forces sont implantées chez lui avec une grande fermeté. La première est que le monde existe objectivement, comme 'posé là', indépendamment de nos efforts pour le connaître. Il dira à Niels Bohr (je cite de mémoire !) : "Ne me dites pas que la Lune n’existe pas quand personne ne la regarde". Bohr répondra : "Comment voulez-vous que je le sache ?"

Le déterminisme absolu

La seconde idée-force s’exprime par sa conviction que la réalité est totalement déterminée par les lois naturelles et que le hasard n’est qu’un alibi à notre ignorance. Quand, à Niels Bohr, il dira : "Dieu ne joue pas aux dés", la réponse sera : "Albert, cessez de dire à Dieu comment il doit se comporter." Comme Pierre-Simon de Laplace, Einstein est convaincu que le futur est, en principe, prévisible par les lois de la physique. Rien de nouveau et d’imprévu ne peut y arriver. Einstein en est si profondément persuadé qu’il lui arrive de trouver là un élément de consolation. À la mort de son grand ami Besso, il écrira : "Ceux d’entre nous qui savent que le temps est une illusion […]". Ces deux certitudes auront sur ses recherches et sur leurs résultats une influence parfois bénéfique et parfois maléfique. La théorie de la relativité générale, son chef-d’œuvre, s’énonce en peu de mots : la matière déforme l’espace ; cette déformation oriente les mouvements de la matière. Cette théorie a simplifié considérablement la conception du monde telle qu’elle apparaissait à la fin du 19e siècle après les travaux de Maxwell sur les ondes électromagnétiques.Dans cette théorie, le hasard n’a nulle place. En conséquence, elle s’est avérée totalement incapable de s’adapter au monde des atomes. Einstein avait surestimé le degré de simplicité de la réalité. Dans les domaines où ses certitudes s’appliquaient, les grandes dimensions astronomiques et cosmiques, il avait réussi à modéliser le monde. Là où elles n’avaient plus cours, les atomes et les molécules, ça ne marchait plus. À l’idée classique que chaque cause a un seul effet, il fallait imposer l’existence de plusieurs effets différents, dont seule la probabilité relative était calculable. D’où l’incorporation dans la physique de l’idée d’indétermination. C’est par là que le hasard fait son entrée en physique. Jusqu’à sa mort, en 1955, Einstein tentera de le rejeter hors de la physique. Il n’y arrivera pas. La réalité est plus complexe qu’il le croyait...

La force de gravité

Sur les quatre forces de la nature, la force de gravité a été historiquement perçue comme à la fois la plus simple et la plus complexe. Au 18e siècle, la théorie planétaire, basée sur les équations de Newton, a révélé le comportement remarquablement simple des corps célestes. Pourtant, il y avait encore des problèmes. Au cours des décennies, l’orbite de la planète Mercure refusait de se conduire convenablement. Einstein remet en question toute la physique classique en introduisant sa fameuse équation : E = Mc2. Tout rendre dans l’ordre.Mais d’autres forces arrivent sur la scène de la physique théorique, l’électromagnétisme et les deux forces nucléaires : la faible (force de Fermi) et la forte (celle de Rutherford). La mise en équations de leur comportement est difficile et donne lieu à des formalismes beaucoup plus compliqués que celui de Newton pour la gravité. Plus rien n’est simple.Après la Seconde Guerre mondiale, la situation encore s’inverse. Trois des forces : l’électrodynamique et les deux forces nucléaires, retrouvent un comportement simple et lumineux en termes de ce qu’on nomme les théories de jauge. Les résultats sont remarquables : l’accord entre la théorie et les observations est extraordinaire. Mais une force demeure à l’écart de ces éclatantes réussites: la gravité ! Tous les efforts pour la quantifier restent vains. La concordance entre la théorie et les observations est parfois désastreuse. Par exemple : le désaccord entre la valeur théorique de la constante cosmologique et celle de son observation. 1050 ! On reconnaît aujourd’hui que l’absence d’une théorie quantique de la gravité est la plus grande difficulté de l’astrophysique. Sa résolution hypothétique serait une condition majeure des progrès dans les connaissances de la matière et de son avenir.

La cosmologie d’Einstein : faire confiance aux équations

Sur le plan de la cosmologie, dans la mouvance des idées aristotéliciennes, Einstein est convaincu que l’Univers, à grande échelle, est statique et stable. Aussi, quand ses équations semblent impliquer que la matière cosmique est en mouvement, il réagit fortement. Il cherche à annuler ce mouvement en remaniant ses équations. Il introduit dans son formalisme un nouveau terme appelé la 'constante cosmologique'. Cette addition est légitime. Mais cela ne suffit pas. Il lui faut encore déterminer précisément la valeur numérique de ce terme. Cette opération, tout à fait arbitraire, ne se justifie que par sa certitude de la stabilité du cosmos. Mais on démontre bientôt que le résultat désiré n’est pas atteint. Peu après, les données obtenues par Edwin Hubble révèlent que l’Univers n’est pas stable. Les observations du mouvement ordonné des galaxies justifieront l’idée du Big Bang développée par Alexander Friedman et Georges Lemaître.Notons ici que la certitude de la stabilité du cosmos a privé Einstein d’un scoop médiatique remarquable. Il aurait pu montrer avant les mesures de Hubble que l’Univers est animé d’un mouvement global. Mais il n’aurait pas pu prévoir s’il s’agissait d’une expansion ou d’une contraction. Mieux encore, grâce à la possibilité mathématique d’introduire dans ses équations une constante cosmologique (bien mal nommée, on ne sait pas si elle est constante ou non), il aurait pu prévoir également la possibilité d’une accélération (ou d’une décélération) de l’expansion. Or ce phénomène n’est observé que deux décennies seulement. Nous l’assignons aujourd’hui à la 'matière noire' dont la nature et l’histoire sont parmi les plus grandes inconnues de la cosmologie contemporaine. Que d’occasions ratées par Einstein d’enrichir sa brochette médiatique...Plus tard, Einstein aura beaucoup de difficulté à admettre la crédibilité du Big Bang. Il dira au chanoine Lemaître : "Vos équations sont bonnes mais vos idées cosmologiques sont abominables", signifiant une fois de plus la radicalité de ses convictions. Mais il viendra activement au Big Bang plus tard. La certitude de la stabilité du cosmos donc a privé Einstein de deux prédictions d’une importance majeure en astrophysique. À l’échelle atomique, comme à l’échelle galactique, le comportement de l’Univers est plus simple qu’on le pensait avant Einstein, mais pas si simple que le pensait Einstein.

http://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/20141212.OBS7779/hubert-reeves-einstein-n-arrivera-pas-a-rejeter-le-hasard.html
Hubert Reeves aux Croisières du Savoir par sciencesetavenir
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