Je discutais l’autre jour avec deux collègues qui me demandaient si une liseuse était vraiment utile. Je commence à leur vanter les mérites de mon Kindle. « Mais alors, me disent-ils, avec une liseuse, je n’achèterai plus de livre papier ? Je n’irai plus chez mon libraire de quartier alors que j’aime beaucoup sa librairie et qu’il fait du bon boulot ? ».
Qui menace les libraires ?
La possible disparition des librairies est une angoisse récurrente. À ce titre, tout changement dans l’industrie du livre et de l’édition est aussitôt brandi comme étant une menace pour la survie des librairies. Les grandes surfaces, la Fnac, Amazon et maintenant le livre numérique : voici les ennemis supposés des libraires. L’enjeu dépasse leur seule survie : il y a des emplois à la clef, la volonté de maintenir une concurrence loyale, une certaine idée de la diffusion de la culture et de son accessibilité… Il y a également la volonté de protéger les « faibles » contre les « forts » (ou les « gentils » contre les « méchants » puisque, dans l’imaginaire collectif, un « petit » est forcément « gentil »).
Petite revue du Net sur le sujet :
- Faut-il laisser mourir les librairies ? : excellent article de l’écrivain Neil Jomunsi qui résume bien le déchirement ressenti entre l’amour qu’on porte aux librairies et le constat lucide de leur échec (de manière générale, je vous recommande chaudement la lecture de ce blog),
- Un article du Figaro qui présente le défi que représente le livre numérique pour les libraires,
- Le réquisitoire d’un libraire contre le livre numérique, un « bide » selon lui.
Si la librairie se définit comme étant un simple « point de vente », il est certain que les librairies sont condamnées à disparaître. Pourquoi acheter le dernier Zemmour ou Trierweiler chez son libraire de quartier quand on peut le commander sur Internet ? Et compte tenu des prix pratiqués, pourquoi ne pas l’acheter en numérique ?
Dire non au progrès ?
Malgré tout, nous restons attachés aux librairies. La question de leur disparition traduit un sentiment profond et très français : la peur de voir « l’ancien monde » mourir. Oui, cet ancien monde, constitué de petits commerçants, d’usines, de villages, des villes à taille humaine… Un monde organisé où chacun y trouvait son compte. Uber, Facebook et Amazon n’existaient pas, le numérique non plus, la mondialisation était une réalité qu’on ne percevait pas vraiment… On ne travaillait pas le dimanche, les professions étaient réglementées… Ne croyez pas que je déteste l’ancien monde. Bien au contraire. Je l’aime comme on aime un être cher qui n’est plus, qui a disparu.
Nous restons attachés aux librairies. La question de leur disparition traduit un sentiment profond et très français : la peur de voir « l’ancien monde » mourir.
Car ne pas affronter la réalité et ne pas voir que l’ancien monde est en train de mourir et que le nouveau est bien présent et plein de vie constitue une erreur non seulement philosophique mais une erreur mortelle : il faut s’adapter au risque de disparaître. On peut rétorquer qu’un autre monde est possible, que c’est un choix de société ou de civilisation, que le libéralisme, les Américains ou les Chinois sont responsables de tout cela… Le principal responsable (s’il en faut un) n’est autre que le progrès technique. C’est l’économiste Joseph Schumpeter qui a démontré que le capitalisme et la croissance économique reposent par essence sur le progrès technique. Il se produit ce qu’il appelle un phénomène de « destruction créatrice ». Une innovation technologique est « exploitée » d’un point de vue économique et commercial, créant des entreprises, des emplois, des opportunités de développement en détruisant mécaniquement l’écosystème économique sur lequel reposait la précédente innovation technologique, avant de prospérer par lui-même. Nous connaissons tous ce phénomène : les révolutions industrielles en sont l’exemple le plus parlant. En ce sens, le livre numérique et l’avènement d’Internet détruisent le modèle économique de la librairie. L‘excellent article de Jean-Claude Heudin sur ce blog montre avec justesse que le numérique est incontournable et représente l’avenir.
S’adapter ou disparaître
Face aux changements et aux prétendues menaces que doivent affronter les librairies, que peuvent-elles faire ? Deux choses : s’adapter et se spécialiser. Elles doivent selon moi ne plus être qu’un simple « point de vente », la FNAC, Amazon et les grandes surfaces remplissent ce rôle bien mieux qu’elles. Elles doivent surtout proposer ce que tous les lecteurs attendent : des conseils et une expertise sur les livres. Les vendeurs de la FNAC et les commentaires Amazon ne sont pas forcément utiles lorsqu’on cherche un bon livre à lire, surtout si l’on recherche un livre de qualité et qui sort des sentiers battus. De plus, l’offre des livres est abondante, il est nécessaire pour un lecteur de trier, de sélectionner, de hiérarchiser ses choix de lecture (c’est un peu triste mais c’est comme ça). Seul un expert peut aider le lecteur à le faire et cet expert est le libraire.
Les librairies doivent surtout proposer ce que tous les lecteurs attendent : des conseils et une expertise sur les livres.
Un de mes professeurs d’économie en école de commerce relatait que les librairies américaines avaient été confrontées à partir du milieu des années 90 à la concurrence féroce de Barnes&Noble et de Borders d’abord, puis d’Amazon ensuite. Beaucoup de librairies ont disparu : elles ont été rachetées ou ont fait faillite. Les autres ont résisté. Comment ? En adoptant une stratégie de niche : elles ont soit proposé des livres très spécifiques (livres historiques, livres de SFFF, livres de littérature « élitiste » etc.), soit elles se sont adressés à des catégories de lecteurs précises, notamment les plus gros lecteurs et les amoureux des livres, les purs et durs, pas le grand public.
Un exemple de librairie qui s’adapte et qui réussit : Atout Livre
Mes collègues me donnent le nom de leur librairie : Atout Livre, une librairie réputée, agréable et qui, à ma plus grande surprise, possède même un catalogue de livres numériques au format ePub et un site Internet fort bien fait : Librest (en partenariat avec d’autres librairies). J’ai décidé de m’y rendre. Elle est en effet très agréable. J’y suis allé un samedi après-midi et il y avait beaucoup de monde. Je me promène entre les rayons et avec soulagement, je m’aperçois qu’il y a des fiches de lecture faites sur les livres. Je me dirige vers le rayon des Comics, cela fait bien longtemps que je ne suis pas allé faire un tour de ce côté-là. Je saisis un exemplaire d’un Batman et un employé de la librairie vient alors vers moi et me dit : « Je vous le recommande, parmi les plus récents, c’est le meilleur ». Nous engageons alors la discussion et je me rends compte que mon interlocuteur maîtrise très bien son sujet, connaissant avec précision l’univers de Batman et les principaux auteurs de Comics. Étant moi-même amateur de comics mais pas suffisamment connaisseur pour faire la différence entre les auteurs et sensibilités, j’ai beaucoup apprécié d’être conseillé par ce libraire qui a su très rapidement déterminer mon profil à l’aide de quelques questions simples. J’ai au final acheté l’exemplaire. Or, jamais je ne l’aurais acheté si je n’avais pas été conseillé. Étrangement, j’ai également acheté le dernier Modiano. Je dis étrangement car je n’aurais jamais pensé l’acheter. Mais allez savoir, peut-être que me retrouver au milieu de livres, être dans un endroit chaleureux pour les amoureux de la lecture, m’a poussé à me diriger vers ce livre, entouré du ruban rouge : « Prix Nobel de littérature ». Forcément, ça épate. Et, comme la ministre de la Culture, je n’ai jamais lu de Modiano. Il me fallait donc corriger cette erreur.
Je suis ressorti de la librairie en étant très content. Elle m’a rappelé les excellentes librairies que je fréquentais il y a quelques années : Millepages à Vincennes et La Griffe Noire à Saint-Maur-des-Fossés.
Et maintenant ?
Alors, les librairies, en 2014 ? Toutes les mêmes ? Condamnées à mourir à cause d’Amazon et des ebooks ? Il convient de distinguer deux types de librairies : les réticentes au changement, qui essayent de lutter contre un monde qui existe déjà et les autres, qui s’adaptent et qui cherchent à proposer le meilleur à leurs clients. Pour être tout à fait honnête, j’ai très peu d’empathie pour la première catégorie de librairies, même si elles sont mignonnes, typiques, sympathiques. Mon prof d’éco, toujours le même, aimait nous rappeler que les petits commerces, contrairement aux apparences, sont très cartellisés et vivent essentiellement d’une position dominante et d’une rente « de situation » : les libraires, boulangers, pharmaciens, cordonniers etc. gagent de l’argent seulement car ils sont les seuls de leurs quartiers et qu’ils sont indispensables. Et s’il y a deux boulangers dans le coin, si le cours de la farine baisse, on s’arrange pour fixer un prix plancher et ne pas se faire la guerre… Et vous vous demandiez pourquoi votre boulangerie de quartier qui fait du si mauvais pain a survécu des années et des années ?
Si les mauvaises librairies doivent disparaître, qu’il en soit ainsi. Il y a bien sûr de bonnes librairies qui vont disparaître aussi car elle ne peuvent pas s’adapter, même si elles le voulaient. Elles sont semblables à ces personnes âgées, nos grands-parents, qui ont bien vécu, qui ont eu une belle vie, quittant le monde sans regrets et dont on garde un merveilleux souvenir.