Un coup dur
Fin d’après-midi. Silence dans mon studio. J’écris depuis une heure : les idées fusent, les phrases coulent sans difficultés. Le stylo plume glisse subrepticement sur le papier quand soudain la sonnerie stridente du téléphone me fait sursauter.
-Humpf !
Enervée , je pose mes affaires sur le lit puis saute sur le téléphone, situé près de la fenêtre.
-Allô, dis-je d’une voix douce.
-Madame Léanne ? Bonjour, permettez-moi de me prés…
-Mademoiselle Léanne, je suis veuve ; respectez ma douleur.
-Oh ! Je….je suis désolée, bredouille l’interlocutrice, toutes mes condoléances. Je suis Virginie Lemaye, de la société Lorenove, spécialiste de l’isolation des fenêtres. Etes-vous bien isolée, mademoiselle Léanne ?
Blocage : je reste interloquée. Me déranger en plein travail pour ça ? D’un rapide coup d’œil, je vérifie si les options du téléphone ont bien été activées. Aie ! J’ai oublié de mettre la sonnerie en mode silencieux.
-Mademoiselle Léanne, vous m’entendez ?
Et la dinde qui attend au bout du fil.
-Oui, oui, je vous entends.
-Vos fenêtres sont-elles convenablement isolées du froid ?
-Je n’ai pas de fenêtre.
Miss Lorenove
-Pardon ?
-J’habite dans une grotte, avec mes escargots ; c’est humide, idéal pour eux et pour moi.
-Vous…vous plaisantez ?
Je prends une grande inspiration ventrale, pose la main sur mon sternum :
-Non, je ne plaisante pas.
Ma voix a brusquement changé, grave, gutturale, méconnaissable comme celle d’une vieille femme. Le combiné reste un moment muet.
-Qui est là ? demande la jeune femme intriguée.
-C’est tante Huguette ; tu ne te souviens pas de moi, ma chérie ? Quand tu étais petite, nous allions cueillir des violettes dans les champs.
Je me retiens de rire.
-A quoi jouez-vous, mademoiselle Léanne ? Arrêtez.
Je sens de la peur dans sa voix.
-Tante Huguette, Virginie ! Pas madame Léanne. Je t’ai connue quand tu avais quatre ans ; je te gardais quand ta mère travaillait : qu’est-ce qu’on a pu s’amuser ensemble ! Le manège sur la place du village, tu adorais ça…
-Je… je ne vous connais pas, réplique-t-elle peu rassurée
L’heure de vérité. Je reprends une voix jeune, plus aiguë que la mienne, et nasillarde.
-Elodie ! Qu’est-ce que vous faites-ici ? Les infirmières vous cherchent partout. Vous avez encore joué avec le téléphone ! C’est une manie le standard chez vous. Retournez dans votre chambre ; allez, allez !!! Allo ? Qui est à l’appareil ?
-Virginie Lemay, de…Lorenove…
-Encore une erreur ! Madame, vous êtes au standard de l’hôpital Cochin, unité psychiatrique ; je suis la secrétaire. Vous étiez en train de parler avec une patiente…
-Je ne comprends pas…dit la jeune femme, décontenancée.
-Cette patiente est atteinte de troubles de personnalité multiple (je ne devrais pas vous dire cela, chuchotai-je) elle emprunte des noms et une voix différente pour chaque personnalité, sans vraiment pouvoir se contrôler.
-Je ne parlais pas avec…Lucie Léanne ?
-Non, cette semaine, plusieurs personnes nous ont appelées par erreur. Je ne sais pas ce qui se passe avec le nouveau transfert de ligne- je l’ai déjà signalé à France télécom. Le dernier numéro du standard est 48 ; les gens s’embrouillent (je soupire exagérément). Et les infirmières qui sont débordées.
S’ensuit un lourd silence. Miss Lorenove aurait-elle sauté par la fenêtre ?
-Désolée, madame, je dois vous laisser sinon le standard va exploser.
-Attendez…(sa voix tremble), c’est bien l’hôpital Cochin ?
-Oui, dis-je d’un ton exaspéré! Parfois, comme ce soir, une patiente échappe à la vigilance des infirmières ; j’étais aussi occupée…Elodie en a profité pour répondre au téléphone ; elle adore ça. Au plaisir !
Je raccroche le combiné puis éclate de rire.
Panne d’inspiration
Vingt minutes ; cela fait vingt minutes que j’essaie de trouver des idées. Depuis le coup de téléphone.
L’inspiration n’a pas de prix, surtout la mienne, je vous remercie. Des heures à chercher des métaphores poétiques, à sculpter la phrase puis en une seconde, tout s’évanouit. Pas étonnant qu’après on ait des envies de meurtre ! Je n’avais qu’à pas répondre ? Dérangée pour être dérangée, autant s’amuser !
Coup de téléphone, coup de sonnette : même combat. Heureusement que je n’ai pas de portable.
Comment remédier à ce manque cruel d’idées ? Faire autre chose, ne plus y penser, voir des amies, contempler mes escargots, accepter la situation.