Where dreams go to fly. John Grant et le BBC Philharmonic Orchestra Live in Concert

Publié le 18 décembre 2014 par Jeanchristophepucek

Enregistrer un disque avec un orchestre symphonique est le fantasme d'un certain nombre de chanteurs, mais du rêve à la réalité, il y a parfois un abîme des plus périlleux : si l'exercice est mal maîtrisé, les orchestrations viennent déverser des litres de mélasse qui rendent le résultat pataud et souvent complètement indigeste, mais s'il a été intelligemment pensé, les habits de lumière dont elles parent les chansons soulignent, au contraire, leur caractère classique et fait sentir combien elles appelaient foncièrement ce type d'arrangements. Le double disque que nous propose John Grant accompagné, excusez du peu, par les forces du BBC Philharmonic Orchestra, se classe dans la seconde catégorie comme, en France, les projets similaires d'un William Sheller, l'art des deux hommes étant d'ailleurs parfois étonnamment proche. Le chanteur américain a extrait de ses deux albums les titres qui se prêtaient le mieux à cette métamorphose et si son choix laisse une place à quelques compositions plus rythmées, comme l'électronique Pale green ghosts, rencontre aussi improbable qu'impeccable entre deux univers diamétralement opposés qui prend ici des dimensions cinématographiques, il fait surtout la part belle aux ballades oscillant entre tendresse et mélancolie, mais sans pour autant que cette programmation génère le moindre ennui ou un sentiment d'uniformité, grâce à l'intelligence des arrangements de Fiona Brice qui habillent somptueusement les chansons sans les alourdir et en préservant un excellent équilibre entre l'accompagnement par l'orchestre et le quatuor piano-guitare-basse-batterie. Dans cet écrin luxueux et pourtant jamais ostentatoire – nombre de passages instrumentaux sonnent de manière presque chambriste – la voix de John Grant s'épanouit et se libère, osant des graves abyssaux (GMF, ou comment lâcher, l'air de rien, « je suis la plus belle ordure que tu rencontreras jamais » — ordure étant un euphémisme pour motherfucker dans l'original) ou des détimbrages soudains mais parfaitement contrôlés qui mettent les émotions à nu, comme dans les premières mesures de Caramel, où la frontière entre sensualité rauque et douleur déchirante s'abolit complètement. Incroyablement tendres (TC & Honeybear) ou pleines de rage contenue (Glacier, dénonciation, d'autant plus forte qu'elle n'est jamais démonstrative, de l'homophobie dont John Grant a été victime durant son adolescence), les chansons explorent principalement les terres de la nostalgie (Marz et l'épure de toute beauté Fireflies) et des amours blessées (You don't have to), déçues (It doesn't matter to him), truquées (Where dreams go to die) où les éclaircies font figure d'exceptions (Outer space). Mais l'univers de John Grant n'est pas fait que d'une enfilade de coins d'ombres que l'on traverserait à sa suite avec des larmes plein les yeux ; on y trouve aussi un singulier mélange de divagations amusées (Sigourney Weaver) et surtout d'humour teinté de cynisme (GMF) ou d'absurde (Queen of Denmark : « je voulais changer le monde et je ne parvenais même pas à changer de sous-vêtements »), autant de moments où l'on sent à quel point les diverses dépendances toxiques par lesquelles il est passé ont laissé en lui une amertume et une ironie également indélébiles.

Le long de cette route qui le ramenait des enfers est né un style qui, s'il n'est sans doute pas révolutionnaire, est extrêmement personnel, jouant à merveille de la distance et de la proximité, du tranchant et du caressant. Et il y a cette voix souvent troublante – ne rêveriez-vous pas que la personne que vous aimez vous murmure avec le même timbre que rien n'arrête votre beauté (« Your beauty is unstoppable », Where dreams go to die) ? –, toujours éloquente, et qui souvent semble étrangement familière quand, en exposant pour vous ses fêlures, elle vous tend un miroir dans lequel vous êtes surpris, parfois même un peu effrayé, de reconnaître les vôtres. Il ne fait guère de doute qu'avec cette production brassant deux univers chers à son cœur, John Grant qui avoue, au détour d'une chanson, que la découverte du Prélude en ut dièse mineur de Rachmaninov a eu sur sa sensibilité un influence déterminante, a réalisé un rêve et l'on a hâte d'embarquer à ses côtés sur les ailes de ceux que son imagination est sans doute déjà en train de tisser pour nous.

John Grant with the BBC Philhamonic Orchestra : Live in Concert

2 CD [durée : 46'06" et 44'52"] Bella Union/BBC Worldwide. Ce disque peut être acheté chez votre disquaire ou en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Where dreams go to die
(Paroles & musique : John Grant)

2. Pale green ghosts
(Paroles & musique : John Grant)

Cette chronique est dédiée à François, à qui je dois la découverte récente de John Grant, mais également, depuis de nombreuses années, de tant d'autres musiques, « populaires » ou « savantes. » Quand, dans la main qui guide, s'unissent la curiosité et l'empathie dans le désir de transmettre, on chemine volontiers et on apprend beaucoup, sur le monde et sur soi-même.