Le garde-manger de l’humanité se vide à grands coups de chaluts. La navigatrice revient sur les enjeux et menaces liés à la surpêche, mais aussi sur les solutions pour éviter le pire.
Isabelle Autissier. © AFP.
Isabelle Autissier, Présidente du WWF France
Elle a dédié sa vie à l’océan. Ingénieure et chercheuse en ressources halieutiques, elle s’est intéressée durant 10 ans à l’amélioration des techniques de pêche et a embarqué à bord de chalutiers. En 1991, elle a 35 ans quand elle devient la première femme à boucler un tour du monde en solitaire à la voile. Navigatrice chevronnée, elle a depuis sillonné les mers du monde entier. Seule femme parmi les écrivains de la Marine, elle signe de nombreux ouvrages et reportages. Le dernier en date, « Passer par le Nord », coécrit avec l’Académicien français Erik Orsenna, expose les enjeux du pôle Nord, qui est la plus courte route maritime entre l’Europe et l’Asie.Les populations de poissons et la biodiversité halieutique mondiale s’effondrent de plus en plus. De passage quelques heures en Belgique*, Isabelle Autissier, ingénieure en pêcheries et présidente de la branche française du WWF, nous accorde un grand entretien autour de la surpêche. Avec un zeste de provocation et en l’absence de toute langue de bois, elle dresse un état des lieux au bord du précipice, mais non dénué d’espoir.
Une étude vient de révéler que les stocks des gros poissons marins ont chuté de près de 66 % en 100 ans à cause de la surpêche. En outre, on a perdu 54 % de biomasse halieutique en 40 ans. Quel est votre sentiment ?Et ce déclin s’accélère. Parmi les prédateurs supérieurs, comme les requins, les grandes raies, les marlins et les espadons, 90 % ont été éradiqués ces 40 dernières années, c’est-à-dire depuis le développement de la pêche industrielle. Au niveau mondial, les pays ont subventionné les pêcheurs afin d’augmenter l’effort de pêche, c’est-à-dire la taille des bateaux et des filets ainsi que la puissance des moteurs, permettant de pêcher plus loin et plus profondément car dans le même temps, les poissons se sont raréfiés. La capacité de pêche est désormais 2,5 fois supérieure à ce qu’on pêche en ressources commerciales. La logique de pêche actuelle est une vraie catastrophe. Ces engins font énormément de captures accessoires. Le pire, c’est le chalut : il prélève tout ce qu’il y a sur le fond, à l’aveugle. Les animaux capturés, et à moitié écrasés, sont triés sur le pont. Les indésirables sont jetés par-dessus bord. Ce qu’il faudrait, c’est subventionner les pêcheurs, non pas pour qu’ils pêchent plus, mais pour qu’ils pêchent moins.A l’ère des navires-usines, quelle part représente encore la pêche artisanale ?Dans le monde, il y a de 10 à 12 millions d’artisans qui pêchent la moitié du débarquement tandis que l’autre moitié est prélevée industriellement par 500.000 pêcheurs (soit 1 % des bateaux, NDLR). Ce qu’on constate c’est que, bien souvent, la pêche industrielle est beaucoup moins scrupuleuse. Pourquoi? Si un endroit ne donne plus : les industriels iront ailleurs, ou bien ils changeront d’activité et fabriqueront des chaussettes. Alors que pour le pêcheur artisan, le lieu géographique de la pêche, c’est un peu son jardin. Pour 3 milliards de personnes, le poisson est l’unique source de protéines. En effet, environ 50 % de la population mondiale vit à moins de 100 km de la côte et ça va augmenter. En 2035, ce sera 75 %. Les zones côtières sont attractives en raison du garde-manger, mais aussi de la présence des ports par où transitent 90 % de tout ce qui est produit dans le monde.La surpêche engendrera-t-elle une situation aussi dramatique que ce qu’on laisse entendre ?C’est bien simple, si on ne redresse pas la barre, il n’y aura plus de poissons dans l’océan en 2050. Et c’est l’ONU qui le dit. De plus, la FAO considère que 80 % des espèces commerciales de poissons sont déjà soit surexploitées soit à la limite de la surpêche, donc on n’en tirera pas plus voire on en tirera moins. C’est valable pour 7 des plus grandes espèces de poissons commercialisées dans le monde. Si vous prenez plus à la mer qu’elle ne peut produire tous les ans, vous tapez dans le capital. C’est comme à la banque, quand vous dépensez plus que vos intérêts annuels. Et puis surpêcher, c’est creuser sa tombe, car un jour ou l’autre, ça met les pêcheurs au chômage.C’est ce qu’il s’est passé en France ?Quand je me suis installée à La Rochelle en 80, on pouvait traverser le port de pêche en sautant d’un bateau à l’autre. Il devait y en avoir une soixantaine pour la criée. Aujourd’hui, quand ils sont cinq à quai, c’est un exploit. La pêche de moyenne distance, pour laquelle les bateaux passaient entre 8 et 10 jours en mer, s’est écroulée car il n’y a plus de poissons à pêcher. Un autre aspect à prendre compte est la dégradation des habitats côtiers par les pollutions dues aux pesticides, aux engrais, aux médicaments et autres plastiques. Or c’est précisément dans la frange côtière que la productivité de la chaîne alimentaire est censée être la plus élevée. C’est là que se concentrent 90 % de la pêche mondiale.Que faire pour permettre aux stocks côtiers de se régénérer ?Si on fiche la paix à la nature durant un temps, elle est souvent bonne fille, et le stock repart. Mais l’entreprise peut aussi échouer ou demander beaucoup de temps. Par exemple, la morue de Terre-Neuve semble revenir un peu, mais la situation a été dramatique pendant plus de 30 ans. Alors que la pêche y faisait vivre des dizaines de milliers de personnes, elle a dû être stoppée du jour au lendemain. Une telle catastrophe sociale aurait pu être évitée, si on avait régulé correctement. Car on ne part pas dans le flou : on a les outils scientifiques pour faire l’évaluation annuelle des stocks de poissons disponibles, espèce par espèce, zone géographique par zone géographique ainsi que les courbes de population par âge.Pourquoi ne le fait-on pas plus ?On ne veut pas le faire car il y a des intérêts commerciaux et économiques à court terme. Les pêcheurs mettent en avant leurs emprunts tandis que les élus ne veulent pas avoir de tas de poissons pourris devant la préfecture. Donc on laisse filer les choses, et bien souvent les quotas appliqués sont au-dessus de ce que la nature est capable d’offrir. Un bel exemple, ce sont les bagarres entre associations environnementales et pêcheurs au sujet des quotas de thons rouges en Méditerranée, lesquelles se finissaient à la lance à incendie dans le port. L’espèce était en train de s’éteindre, mais à force de batailler, on a réussi à faire adopter un tout petit quota de pêche pendant quelques années. C’est une espèce avec un cycle de vie rapide. Résultat : en 4 ans, la biomasse est remontée et les stocks se reconstituent.Si bien que mi-novembre, les quotas de pêche du thon rouge étaient relevés pour trois ans...Plus 20 % cette année, idem l’an prochain et l’année d’après, ce qui en cumulé revient à plus de 70 % de hausse. On aurait voulu un peu plus de prudence pour l’espèce. Et ce d’autant plus que la pêche pirate n’est pas prise en compte dans le calcul des quotas. Or il est impératif de l’intégrer sinon l’évaluation des stocks échoue. Le thon rouge vaut une fortune. La plus grosse bête jamais vendue valait 100.000 €. Ça aiguise les appétits.Quelle est la part de pêche pirate au niveau mondial ?C’est énorme. Entre un quart et un tiers de la pêche mondiale n’est ni déclarée ni contrôlée. Depuis un an, Interpol a classé les pêcheurs pirates sur la liste des gens activement recherchés. Ce sont de véritables mafias au business très rentable. Les trafiquants peuvent espérer gagner autant d’argent qu’avec la drogue, mais en risquant une peine de prison moindre.Il n’y a donc pas de traçabilité du poisson pêché ?La situation est très compliquée car la pêche se déroule en mer. Le type qui n’a pas le droit de pêcher transborde simplement sa prise sur un bateau disposant d’un permis, et ça passe inaperçu. Dans le cas spécifique du thon rouge, les poissons sont ensuite amenés dans des fermes d’engraissement où ils sont mélangés. Par après, des cargos viennent pomper les cages. Si bien qu’à la sortie, on ne sait plus du tout d’où vient le poisson. Ce manque de contrôle autorise tous les trafics.Que peut faire le consommateur pour ne pas être complice de l’effondrement des stocks ?Si on veut manger du poisson frais, il doit être local : de la mer du Nord, de la Manche, de la Baltique, voire de l’Atlantique Nord. Mais ne pas être venu en avion du bout du monde. Ensuite, pour éviter de consommer les espèces menacées, on peut consulter notre guide de consommation responsable balisé avec un système de feu rouge, orange et vert, disponible sur smartphone.Quid du poisson d’élevage ?Grosso modo, dans nos supermarchés, un poisson sur deux vient de l’élevage. Je n’en recommande pas la consommation. En effet, pour les nourrir, d’énormes quantités de poissons fourrage, majoritairement la sardine du Chili et l’anchois du Pérou, auront été réduites en farine. Ainsi, chaque kilo de poisson d’élevage exige entre 4 et 10 kilos de poissons sauvages en fonction des espèces. Or, ces poissons fourrage pourraient être directement mangés par les humains. Mais l’argent mène le monde. Et comme ils ne se vendent pas très cher, les stabiliser et les surgeler pour les envoyer en Europe ou aux Etats-Unis, là où est le marché, ce n’est pas rentable. Par contre, les réduire en farine qui est ensuite expédiée en cargo pour nourrir des poissons d’élevage de haute valeur, c’est une filière industrielle très rentable. Autre point en défaveur des élevages : leurs conditions environnementales déplorables. Outre l’usage massif des antibiotiques à cause de la surpopulation dans les cages, la nourriture en excès s’accumule dans le fond et consomme tout l’oxygène. C’est le cas des élevages de saumons en Norvège, qui sont des zones marines mortes.Malgré tout, peut-on s’en sortir ?Les désordres que nous observons aujourd’hui, que ce soient l’écroulement des stocks et de la biodiversité ainsi que les changements climatiques, sont liés aux activités des hommes. Et ça, c’est une bonne nouvelle ; car on a donc le pouvoir de faire changer les choses. Si on n’agit pas, ce qui nous menace le plus, c’est la guerre. Et ça ne va pas traîner. Quand il n’y a plus assez à manger, les gens se tapent dessus, c’est vieux comme le monde. Si on veut éviter la disparition des ressources halieutiques d’ici 2050, on sait comment faire car on a déjà les outils à disposition. On a juste à les mettre en pratique. Et cela ne dépend que de nous.*Isabelle Autissier a donné une conférence intitulée « Océan : risques et opportunités » lors des Grandes Conférences Liégeoises
Laetitia Theunis
Mis en ligne mardi 16 décembre 2014http://www.lesoir.be/735789/article/demain-terre/alimentation/2014-12-16/isabelle-autissier-cause-surpeche-l-ocean-risque-d-etre-un-desert-en-2050