Le paragraphe 173 de Aurore présente une dichotomie susceptible de mettre à mal la dynamique morale de l'époque contemporaine. Nietzsche y oppose deux attitudes morales. La première consiste dans l'acte de sympathie, le fait de prendre soin des autres, d'aller au secours de l'autre, de l'assister, tendance qui, dans ses derniers retranchements, relève de la préservation des corps à tout prix avec l'obsession que la santé d'autrui, sa situation, ne sauraient souffrir d'aucune peine, d'aucune mise en danger. Au vingt-et-unième siècle, la mise en danger est ainsi devenue l'intolérable de la morale : non seulement il n'est pas permis de mettre en danger autrui, mais surtout la morale nous préserve de nous porter en situation de risque. Tu ne fumeras point, tu ne risqueras pas de te tuer dans un accident, tu ne tenteras pas le dangereux, tu mangeras ce qu'il faut pour te préserver car le déni de l'obsession de préservation de soi est un mal défini par la morale actuelle, de sorte que l'Etat a pour fonction de rappeler constamment à l'individu qu'il se doit, moralement, de respecter sa propre vie, comme si cette vie était dissociée de lui-même, comme si elle était un objet extérieur à préserver et à chérir, retirant à l'individu son unicité et le faisant de fait entrer dans une sorte de vie éthique schizophrénique. La deuxième attitude morale, prônée par Nietzsche, consisterait à embrasser les vertus de l'individualisme. L'amour de sa propre individualité n'est pas égoïsme, car le respect de l'individualité consiste justement à reconnaître à l'autre le droit à sa propre préservation, à son autodétermination, à son droit de disposer de lui-même. L'individualisme serait, en ce sens, une morale de l'autonomie qui garantirait ainsi une société où les citoyens ne sont plus assistés ou constamment surveillés et préservés de l'extérieur. La garantie du bon fonctionnement d'une telle société serait alors fondée sur la responsabilité, la reconnaissance de son rôle. La critique de Nietzsche vis-à-vis de la première morale portait sur les dangers d'une situation dans laquelle les individus sont peu à peu polis au point de gommer toute aspérité, témoignage authentique d'un corps en vie. Quel corps sera le plus vivant ? Celui dépourvu de toute aspérité ? De toute bactérie ? De toute anomalie ? Ou bien le corps qui saurait échapper à la codification, à la fixité et qui pourrait devenir créatif dans son détachement du corps social uniformisé ? Il faut croire que Nietzsche a souvenir de l'observation de Kant concernant les vertus des conflits et des individualités : une société ne saurait progresser sans conflits, et l'amélioration des conditions de vie repose sur cette insociable sociabilité qui dynamise les rencontres, dégage des pointes et des aspérités sociales au point d'engendrer de la nouveauté. Une morale sécuritaire et de sympathie est une morale de la préservation, donc, en un mot, de stabilité. Or, qu'est-ce qu'une situation stable si ce n'est une situation vouée à la stase ? L'instabilité ne serait pas une fin en soi, mais le moyen d'une transformation du corps social. Les particularismes, les originalités déséquilibrantes offriraient des opportunités d'évolution. Or, en quoi la morale de l'individualisme a-t-elle tant de difficultés à résister à celle de la préservation ? Sans doute parce que cette dernière réussit le tour de force de s'auto-fonder. Une morale prétend à l'universel en tant que norme désirable et nécessaire. Or, celle de la préservation a pour fin l'unité et la stabilité du tout. Préserver le tout, n'est-ce pas vouloir absolument l'instauration d'un régime universel d'harmonie des corps sans que la dissonance ne s'y glisse ? L'exigence de la conservation de la totalité serait en ce sens celle de l'édification d'un état universel d'indifférence sanitaire : tous préservés, tous identiques dans la préservation. En ce sens, une telle morale est auto-fondée dans la mesure où elle est universelle dans sa finalité tout autant que dans sa nature de morale. Celle de l'individualisme, en revanche, vise et revendique le particulier. En ce sens, elle embrasse un paradoxe : en tant que morale, elle se prétend universelle, mais elle vise le particulier dans sa fin, de sorte qu'il est facile de lui reprocher par un sophisme malin qu'elle vise la disparition de la morale en mettant en avant les intérêts particuliers. Cet acte de mauvaise foi repose peut-être sur une incompréhension du caractère mouvant des normes morales, car si une morale est vouée au changement, alors elle ne peut revendiquer l'universel. Mieux, en tant que référence en constante évolution, elle ne peut être constituée que par des maximes dynamiques telles celle de l'individualisme, et non celle de la préservation. C'est pour cette raison que l'éthique contemporaine, en souhaitant la protection de chacun, trahit peut-être la visée de la notion même de morale en exigeant une fixité dans les maximes à respecter. Ainsi, si la société est traversée schizophréniquement par une double dynamique (l'exigence de préservation et, en parallèle, une montée de l'individualisme dans les attitudes), c'est peut-être parce qu'elle ne parvient pas à se positionner sur la finalité de la morale et reste prisonnière de la dichotomie que Nietzsche relevait voilà plus d'un siècle dans Aurore. L'individualisme politique doit s'affranchir tout autant du sécuritaire que de l'égoïsme pour libérer les forces du corps individuel au sein du corps sociétal afin d'engendrer et de créer. Ce n'est pas là un voeu seulement nietzschéen, c'est là le régime d'existence de l'artiste, du créateur d'individualité qui sommeille en chacun de nous et attend de s'éveiller pour revendiquer l'indépendance de sa corporéité. En ce sens, il faut croire qu'effectivement, le soleil ne s'est peut-être pas encore levé.
Peinture : Egon Schiele, Homme nu debout, autoportrait.