Jean Gadrey
Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d'économie à l'Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S'y ajoutent En finir avec les inégalités(Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques
C’est reparti « comme avant » ! Et cela va se terminer comme avant, probablement en pire. La spéculation, les bonus et les fraudes sont revenus à leur niveau d’avant la crise. Et surtout, les réformes pourtant limitées mais utiles qui avaient été soit décidées (aux Etats-Unis), soit envisagées (en Europe) sont en train d’être contournées dans le premier cas et annihilées dans le second par un fantastique et très efficace lobbying des banques, lesquelles n’ont d’ailleurs pas trop de mal à convaincre certains responsables politiques amis des banques, anciens banquiers ou futurs banquiers…
Je ne suis pas spécialiste de ces questions, mais la tribune que je reproduis a été mise en ligne récemment sur le site du Nouvel Economiste par un vrai spécialiste, Michel Crinetz, ancien contrôleur à l’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACP). La voici. Pour y accéder en ligne, suivre ce lien.
« Il faut que tout change pour que rien ne change
Contournée aux États-Unis, l’interdiction faite aux banques de réaliser des opérations pour compte propre est en train d’échouer en Europe
Que n’a-t-on entendu…
G8, G20, FSB : les banquiers spéculateurs, les bonus pousse-au-crime, c’est fini ! On va re-réglementer : Bâle III, CRD IV, Barnier et ses 41 directives et règlements, Dodd-Franck aux États-Unis.
Dodd-Franck, justement, et sa section 619, dite REGLE VOLCKER : LES BANQUIERS NE DOIVENT PAS SPECULER POUR EUX-MEMES. Enfin une règle claire, simple, propre à éviter les dérives qui ont mené à la crise !
Mais alors, quel est ce titre des Échos le 17 octobre 2014 : “Le trading redémarre sur les chapeaux de roues à Wall Street” ? Les spéculateurs sans doute, mais pas les banques, quand même ? Ah, mais si : “La hausse atteint même 32 % chez Goldman Sachs. La hausse est également de 19 % chez Morgan Stanley, et de 11 % chez Bank of America”.
Comment est-ce possible ?
C’est que, si la règle Volcker faisait deux pages, la section 619, elle, est plus longue et plus détaillée ; et le diable est dans les détails des 1 077 pages de la Final Rule. La sous-section (d) détaille les activités qui restent permises : trading sur certaines obligations publiques, trading pour faciliter la tenue de marché (dans des limites “raisonnables”), hedging pour mitiger les risques, services pour les capital-risqueurs et les hedge funds (sous conditions d’une stricte séparation d’intérêts et de garanties), et toutes autres activités considérées sûres et saines par les superviseurs… En précisant que toutes ces exceptions ne doivent pas mener à des conflits d’intérêts entre la banque et ses clients…
Quelles exceptions les grandes banques américaines ont-elles utilisées pour regonfler leurs spéculations ? Peu importe : c’est le résultat qui compte. “Les salles de trading sont incontestablement plus vivantes. Les banquiers gèrent mieux les nouvelles contraintes. Il y a un niveau de certitude qu’on ne voyait pas l’an dernier”, commente un trader de JP Morgan. En clair, maintenant, on sait contourner les règles.
“LA SPECULATION REGAGNE ASSEZ VITE SON NIVEAU D’AVANT CRISE : on achète dans la seule perspective de revendre plus cher. Dans des banques moins nombreuses et plus grosses, donc encore plus intouchables”
ET QUE DIRE DES BONUS ? À Wall Street, ils ont augmenté de 15 % en 2013, à 27 milliards de dollars. Et 10 milliards de livres à la City de Londres, dépassant le record de 2006 : la réglementation européenne, plafonnant les bonus à une ou deux fois le salaire fixe à partir de 2015, est contournée d’avance par les banquiers londoniens, à l’aide de faux salaires fixes.
LES FRAUDES MASSIVES ONT EGALEMENT CONTINUE après la crise. Les manipulations sur les taux d’intérêt à Londres et Tokyo, en cours de sanction, ont continué jusqu’à novembre 2010, et n’ont cessé qu’à la suite d’une dénonciation. Les manipulations massives sur l’énorme marché des changes, en cours de sanction aussi, étaient le fait de trois douzaines de traders dans une dizaine de banques, dont quatre détiennent plus de la moitié du marché mondial. Sans oublier JP Morgan qui a couvert les 6 milliards de pertes de la baleine de Londres (surnom donné à un trader londonien du fait de l’énormité de ses positions) en 2012.
La spéculation regagne assez vite son niveau d’avant crise : on achète dans la seule perspective de revendre plus cher. DANS DES BANQUES MOINS NOMBREUSES ET PLUS GROSSES, DONC ENCORE PLUS INTOUCHABLES. Forcément, avec la crise, certaines banques ont fait faillite ou ont été absorbées par des plus grosses, d’autres ont renoncé aux spécialités où elles n’étaient pas assez grosses. Cette concentration plus forte accroît encore le risque systémique.
Contournée aux États-Unis, l’interdiction faite aux banques de réaliser des opérations pour compte propre est en train d’échouer en Europe : la proposition Barnier de janvier 2014 est en cours d’examen par le Parlement européen, sous une pression fantastique des lobbies bancaires, et de leurs superviseurs les plus libéraux, la France et l’Allemagne. LE NOUVEAU COMMISSAIRE EUROPEEN AUX SERVICES FINANCIERS, LORD HILL, ANCIEN LOBBYIST POUR HSBC, VA A PRESENT S’EN OCCUPER… »
Cet article a été posté le Dimanche 14 décembre 2014 dans la catégoriehttp://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2014/12/14/contournement-et-lobbying-forcene-des-banques-contre-les-reformes-americaines-et-europeennes/