Je lançai mon cheval au galop et je l'arrêtai devant le sphinx rose qui sortait des sables rosés par le reflet du soleil couchant. Enfoui jusqu'au poitrail, rongé, camard, dévoré par l'âge, tournant le dos au désert et regardant le fleuve, ressemblant par-derrière à un incommensurable champignon et par-devant à quelque divinité précipitée sur terre des hauteurs de l'empyrée, il garde encore, malgré ses blessures, je ne sais quelle sérénité puissante et terrible qui frappe à son aspect et vous saisit jusqu'au profond du coeur.
Maxime DU CAMP
Le Nil ou Lettres sur l'Égypte et la Nubie
dans JOUFFROY Anne et RENARD Hélène,
L'Égypte. Écrivains et savants archéologues,
Collection "Les Académiciens racontent ..."
Paris,Flammarion, 2014,
pp.159-60.
C'est bercé par les mélodieuses sonorités du oud d'Anouar Brahem dans Souvenance, la dernière création de ce compositeur tunisien, que j'ai entamé la lecture, un dimanche après-midi, d'un ouvrage que le bien sympathique saint Nicolas avait la nuit précédente déposé au pied de l'âtre : il s'agit de souvenirs d'académiciens évoquant l'Égypte dans lesquels j'ai choisi l'extrait ci-dessus en guise d'exergue à notre dernier rendez-vous, amis visiteurs, avant que commencent, samedi prochain, les vacances de fin d'année dans l'Enseignement belge ... et français aussi, je présume.
Voilà donc l'impression, alors qu'il était encore grandement enfoui dans le sable du désert, qu'"Abu'l Hôl", le Père la terreur, comme le désignent les Arabes, laissa au photographe français Maxime Du Camp (1822-1894), devenu tout pâle, ainsi que le consigna dans ses notes son ami Gustave Flaubert qui l'accompagnait, sacrifiant tous deux, après Gérard de Nerval et bien d'autres, au sempiternel "Voyage en Orient" et à l'incontournable visite du plateau de Guizeh.
***
Quand je le vis, de loin d'abord, dans sa vitrine au milieu de la salle, m'accueillant à l'entrée de la deuxième des quatre sections de l'exposition Sésostris III au Palais des Beaux-Arts de Lille, incrédule, je pense que je me ruai plus que je ne m'approchai comme tout visiteur lambda eût dû le faire : jamais je n'avais rencontré oeuvre semblable.
Ébloui, déconcerté, sans voix, au point qu'au premier regard, je n'avais même pas remarqué qu'il manquait les pattes antérieures du lion, bizarrement sectionnées de haut en bas.
J'entendais bien les rumeurs, unanimes dans leur étonnement, qui m'arrivaient. Sur le moment, je n'y pris garde, littéralement subjugué. Subjugué par tant de beauté. Subjugué par tant d'élégance, d'harmonie, de grâce, de magnificence. Subjugué par le sphinx en soi, certes, mais aussi par la pierre veinée de diverses nuances de gris - du gneiss d'anorthosite - dans laquelle, voici plus de 4000 ans un homme talentueux, un anonyme, lui avait donné vie.
Absolument superbe.
Pas un des, mais assurément LE chef-d'oeuvre de l'exposition !
Pur plaisir des yeux.
Oh ! Je sais : mes propos excessifs, dithyrambiques lasseront peut-être : "Vous nous avez déjà tenu semblable discours devant le linteau de Médamoud", oseront, à juste titre, me reprocher certains d'entre vous.
Mais ici, en présence de ce petit monument, - ai-je pâli moi aussi, comme le remarque Flaubert de son ami Du Camp au pied, lui, du grand ancêtre de Guizeh ?De battre, mon coeur ne s'est évidemment point arrêté ; bien au contraire : je l'ai plutôt senti s'emporter. M'emporter -, en présence de ce petit monument, disais-je, frissons d'émotion et larmes perlant. Subrepticement. Un court instant.
Si plusieurs campagnes de fouilles sous-marines successives menées d’octobre 1994 à juin 1998 par le Centre d’études alexandrines (CEA) à l’extrême est de l’île de Pharos, dans le port d’Alexandrie, permirent de retirer des eaux un important ensemble d’une trentaine de nouveaux exemplaires de sphinx provenant vraisemblablement du grand sanctuaire solaire d’Héliopolis, dont un attribué à Sésostris III, celui du même monarque ici devant nous n'a pas encore dévoilé son lieu d'origine, même si l'égyptologue égyptien Labib Habachi (1906-1984) suppute que ce puisse être Karnak où il aurait alors intégré une paire : il a en effet retrouvé dans un dépôt de blocs proche du petit temple de Ramsès III des fragments d'une pièce manifestement réalisée dans ce même gneiss anorthositique - matériau si rarement utilisé dans la statuaire -, extrait des anciennes carrières de Chephren en Basse-Nubie (Gebel el-Asr, Soudan actuel), quelque 65 kilomètres à l'ouest d'Abou Simbel.
Après qu'il les eut réassemblés, il devint pour lui évident qu'il avait entre les mains un sphinx de Sésostris III, quasiment identique à celui-ci, que l'on sait avoir été offert au Metropolitan Museum of Art de New York en 1917 par le grand philanthrope américain Edward Stephen Harkness (1874-1940), sauf qu'il était devenu acéphale et privé d'arrière-train.
Couché sur un socle dont toute la partie avant fut irrémédiablement tranchée, amputant ainsi l'animal de ses membres antérieurs, mesurant 42,5 centimètres de hauteur, 29,3 de largeur et 73 de longueur, le "sphinx new yorkais" est sculpté dans la pose traditionnelle qui fit référence durant toute la civilisation égyptienne, période ptolémaïque comprise (ceux que je viens de mentionner ci-avant exposés notamment au Musée national d’Alexandrie le prouvant sans conteste) : deux pattes s'étendant à plat vers l’avant, les deux autres, postérieures, repliées et la queue s’enroulant soit sur la cuisse droite, comme ici, soit sur la gauche ; détail particulier puisque les lions au repos présentent en réalité une queue allongée sur le côté.
Sur la poitrine, non pas un cartouche, censé symboliser tout ce que le soleil entoure mais un serekh,
comprenez : un rectangle figurant le plan de la façade du palais royal, lui aussi tronqué, dans lequel on retrouve les hiéroglyphes confirmant le nom de trône de Sésostris III que, déjà, vous connaissez : Khakaourê (les Kaou de Rê apparaissent), précédé de la mention Netjer Kheperou (divin dans ses apparences), le tout surmonté du faucon Horus.
Le sphinx : entité hybride, osmose entre un corps de lion et la tête d'un souverain.
Le sphinx : symbole solaire.
Le sphinx : gardien des portes des temples.Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, à partir du Nouvel Empire, ils flanquent, par paires, les allées menant à certains grands sanctuaires - ce que les égyptologues nomment des dromos -, le long desquelles s'alignaient parfois des dizaines d'entre eux, se faisant face les uns par rapport aux autres.
Parfois, ce ne sont pas des têtes de souverains qui surmontent ces corps de lions, mais bien de faucons ou de béliers aux cornes enroulées : les premiers sont dits sphinx hiéracocéphales et les seconds, criocéphales (ou criosphinx). Ces derniers symbolisent le dieu Amon-Rê : raison pour laquelle, si vous vous êtes déjà rendus à Thèbes, vous les aurez croisés en vous avançant vers le premier pylône du temple de Karnak.
L’Egypte étant le pays par excellence de l’hybridation, - le Proche-Orient qui l'est tout autant n'y est probablement pas étranger ! -, des représentations de la déesse Hathor au visage féminin pourvu d’oreilles de vache, du dieu Thot à tête d’Ibis ou Montou à tête de faucon - nous l'avons constaté la semaine dernière -, peuplent les départements d’antiquités égyptiennes des musées du monde entier.
Si tous ont des corps humains dotés d’une tête animale, avec les sphinx, il s'agit exactement de l’inverse : nous sommes en présence d’un lion affublé du visage d'un monarque : en l'occurrence, ici, celle de Sésostris III.
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Mais quelle qu'elle soit, cette hybridation relève d’une tentative des Égyptiens de se donner une image de l’essence divine : l'aspect anthropomorphe évoque l’individuation de l’être, tandis que le concept de zoomorphisme inclut l’espèce tout entière.
Dans le cas du sphinx, l’individu en tant que tel est présent, voire identifiable par son visage : c’est celui d'un souverain,
© MMA
la courte barbe postiche et la coiffure, - le némès -, aux pans retombant en parfaite harmonie sur le poitrail et se terminant dans le dos en une sorte de catogan de cheveux tressés, en attestent.
Observez la finesse de ce plan facial, avec les incisions horizontales des côtés de la coiffe encadrant celles, mixtes, de la barbe tressée, toutes répondant en un jeu d'extrême raffinement aux stries verticales de la crinière.
© MMA
Observez, de chaque côté, l'extraordinaire rendu anatomique de l'animal, le modelé naturaliste de l'arrière-train, des épaules, et surtout des flancs, avec leurs harmonieux plis de peau élégamment indiqués de la patte postérieure vers l'antérieure.
Observez la gracieuse courbure de sa queue dont le toupet tressé, stylisé, vient négligemment se lover sur le haut de la cuisse droite.
Observez la dextérité avec laquelle le lapicide a profité des veines de la pierre pour accentuer la nervosité des lignes de ce corps.
Serait-ce simplement de l'art, amis visiteurs ? Ou cela confine-t-il au génie ?
Les têtes de sphinx surmontent un corps léonin, parangon s’il en est de la force, de la puissance, de la supériorité physique : c’est donc par le truchement de l’animalité que le souverain pouvait, depuis la IVème dynastie (Ancien Empire), transcender sa condition humaine et participer du divin.
N'estimez-vous pas que si l'on veut strictement respecter le canon des proportions, le faciès de Sésostris III que nous avons devant nous, émergeant véritablement du massif des épaules de l'animal, paraît bien trop petit par rapport à sa corpulence ?
Dès lors, et la question se pose à mon sens avec acuité : que doit-on retenir de cette figuration ? L'agressive puissance du lion, métaphore d'un pouvoir royal redoutable pour l'ennemi éventuel ou les traits volontairement accentués d'un monarque souhaitant imprimer dans la pierre toutes les vertus qu'en principe un âge d'homme mûr autorise ?
Et pourquoi les deux à la fois ?
Nous retrouverions ainsi avec ce superbe sphinx de New York, les concepts véhiculés par les statues en ronde-bosse du roi que nous a révélées la première section de la salle, ainsi que le relief de Médamoud où le langage des traits exagérément marqués traduisait sans conteste la volonté propagandiste de faire comprendre à un peuple qui n'avait pas les compétences nécessaires pour accéder à une littérature exprimant la même idéologie politique, que son chef, son guide, son souverain était investi de toutes les qualités de clairvoyance, d'écoute, de guidance, de soutien militaire éventuel, qualités qui le plus souvent constituent l'apanage d'une certaine maturité de vie ; bref, qu'il était l'homme idéal, providentiel, désigné par les dieux pour mener l'Égypte sur le chemin de la Maât ...
BIBLIOGRAPHIE
CHERPION Nadine
Conseils pour photographier un sphinx, dans Amosiadès. Mélanges offerts au Professeur Claude Vandersleyen par ses anciens étudiants, édités par Claude Obsomer et Anne-Laure Oosthoeck, Louvain-la-Neuve, 1992, pp. 61-70.
HABACHI Labib
The gneiss Sphinx of Sesostris III : Counterpart and Provenance, Metropolitan Museum Journal 19/20, New York, MMA 1986, pp. 11-6.
HAYES William C.
The Scepter of Egyt - A background for the study of the Egyptian Antiquities in the Metropolitan Museum of Art, Volume I : From the earliest times to the end of the Middle Kingdom, New York, MMA, 1990, pp. 198-99.
ZIVIE-COCHE Christiane
Sphinx ! Le Père la terreur, Paris, Ed. Noêsis, 1997, pp. 19-22 ; et 28.