Démocrate mais pas nationaliste, au contraire d’un Soljenitsyne, il avait mis
en garde dès les années 1960 contre la course aux armements nucléaires et contre la dictature d’une bureaucratie soviétique qui ne savait que réprimer. Première partie.
Dimanche sera rappelé le vingt-cinquième anniversaire de la
disparition du physicien soviétique Andrei
Sakharov, à Moscou le 14 décembre 1989 à l’âge de 68 ans. Figure emblématique de la dissidence en Union Soviétique, il aurait pu avoir une destinée analogue à celle d’un Nelson Mandela en Afrique du Sud.
Le lendemain de sa disparition, un parlementaire soviétique le nomma : « La conscience de notre pays ! ». À son enterrement, le 18 décembre 1989, Dimitri Likhatchev, membre de l’Académie des sciences, lâcha :
« C’était un vrai prophète, au sens ancien, authentique du terme ! ».
Prix Nobel de la Paix et pas de Physique, Andrei Sakharov a d’abord été connu pour avoir été le "père" de la
bombe H de l’URSS, paternité qu’il avait toujours rejetée même s’il reconnaissait bien volontiers avoir été à l’origine de « plusieurs
idées-clefs », et donc, à ce titre, l’un des responsables scientifiques du rattrapage des Soviétiques sur les Américains dans la course folle aux armements nucléaires pendant la guerre
froide.
Selon les termes de Paul-André Comeau, dans le journal québécois "Le Devoir" : « Hanté par les perspectives d’horreur de la bombe à hydrogène dont il fut l’un des artisans, Sakharov est rapidement devenu la mauvaise conscience d’un régime
à qui il avait donné la maîtrise de l’arme supérieure. » (19 décembre 1989).
J’ai évoqué Nelson Mandela, mais il serait pertinent d’évoquer aussi Jean-Paul II, Lech Walesa, Vaclav
Havel, Alexandre Soljenitsyne, et même Helmut Kohl et Boris Eltsine comme précurseurs à la chute de
l’empire soviétique et la démocratisation de l’Europe centrale et orientale.
Jacques Amalric, correspondant du journal "Le Monde" à Moscou, décrivait Sakharov ainsi en 1975 :
« S’il fallait en quelques mots définir la personnalité d’Andrei Sakharov, ce sont ceux de courage et de douceur qu’il faudrait employer. (…) Ses
yeux, d’un étonnant bleu délavé, exprimaient plus la tristesse que la colère [contre les tracasseries dont est victime sa famille]. Il n’en cessait pas pour autant son activité, poursuivant avec
obstination et tranquillité ses campagnes, parfaitement conscient de constituer une exception, protégé par son statut d’académicien et le prestige dont il jouit à l’étranger. ».
Et en 1989, Jacques Amalric de compléter : « Il était
revenu de Gorki un peu plus épuisé, un peu plus voûté, la voix encore plus sourde, mais toujours aussi déterminé. (…) Il aurait pu jouir d’une existence facile, jouer les grands prêtres d’un
régime en voie de modernisation. Il a refusé (…). Sans s’encombrer d’arguments d’opportunité, il poursuit tranquillement son combat pour une vraie démocratie : le système pour lui n’était
pas amendable, et s’arrêter en chemin eût été faire marche arrière. ».
Le physicien
Né le 21 mai 1921 à Moscou, dans l’Union Soviétique naissante de Lénine, Andrei Dmitrievitch Sakharov fut le
fils d’un professeur de physique amateur de piano, auteur de manuels scolaires et de livres de vulgarisation, et le petit-fils d’un grand avocat à l’époque impériale, qui défendait les principes
humanitaires et la conscience sociale, en particulier qui prônait l’abolition de la peine de mort.
Sakharov a suivi des études de physique en pleine Seconde Guerre mondiale et ne fut jamais envoyé sur le
front ; il termina la guerre comme ingénieur dans une usine d’armement. Ensuite, il prépara sa thèse de doctorat de 1945 à 1947 sous la direction d’Igor Tamm (1895-1971), futur Prix Nobel de
Physique en 1958 avec deux autres physiciens soviétiques sur l’effet Tcherenkov.
La première publication scientifique de Sakharov fut parue en janvier 1947 (il n’avait que 25 ans) sur la
production de mésons comme principaux constituants des rayonnements cosmiques dans le modèle proposé par Igor Tamm (par la suite devenu complètement obsolète). Sakharov a soutenu sa thèse en
novembre 1947 sur la physique des particules : "Théorie des transitions nucléaires 0-0". Ses travaux faisaient suite notamment à ceux de Robert Oppenheimer. Son mémoire de thèse, qui
contenait 71 pages, était rédigé très clairement, chaque étape était expliquée précisément et simplement. En 1948, il publia un deuxième article scientifique sur la méthode optique de mesure de
température d’un plasma.
Après sa thèse, Igor Tamm le recruta pour concevoir des armes utilisant l’énergie thermonucléaire. Jusqu’en
1953, le projet était sous le contrôle personnel de Lavrenti Beria, sur consigne de Staline, qui avait compris le retard de l’URSS sur les
États-Unis (la première bombe nucléaire américaine avait été testée le 16 juillet 1945) et qui souhaitait hisser l’Union Soviétique au rang de grande puissance nucléaire.
Entre 1948 et 1962, les succès se sont accumulés : la bombe A fut achevée dès le 29 août 1949 malgré les
très faibles moyens matériels, puis la bombe H dont le premier test a eu lieu en 1953. Sous la direction du physicien Igor Kourtchatov (1903-1960), Andrei Sakharov travaillait près de Nijniy
Novgorod (à l’époque appelée Gorki, ville fermée interdite aux étrangers).
Pendant les années 1950, un complexe militaro-industriel s’était donc développé en soutien aux efforts des
scientifiques de la physique nucléaire. Pour son travail efficace, Andrei Sakharov fut récompensé de nombreuses distinctions honorifiques de l’Union Soviétique : trois fois Héros du travail
socialiste en janvier 1954, septembre 1956 et mars 1962, Prix Staline en janvier 1954, Prix Lénine en septembre 1956… Il fut même élu directement membre titulaire de l’Académie des sciences à
l’âge de 32 ans (en octobre 1953). Il en fut le plus jeune membre comme il fut l’un des plus jeunes docteurs de l’Union Soviétique en 1947.
Andrei Sakharov faisait partie d’une partie très privilégiée de la population et il aurait pu poursuivre sa
brillante carrière ainsi. Pourtant, comme d’autres scientifiques soviétiques, il s’inquiéta des conséquences des essais nucléaires, en particulier quand, en juillet 1961, Nikita Khrouchtchev
(1894-1971) en ordonna quelques-uns pour garder bonne mesure lors de la crise de Berlin (selon Sakharov, ces essais ne répondaient à aucune
nécessité scientifique).
Parmi les autres travaux d’Andrei Sakharov au cours de sa carrière de physicien, il y a eu notamment l’idée
géniale du tokamak proposée dès 1950 avec Igor Tamm : confiner un plasma à haute énergie dans un champ magnétique toroïdal pour contrôler la fusion thermonucléaire en stabilisant le plasma à
haute température. Il a également travaillé sur la physique des particules et la cosmologie, en tentant de donner une explication théorique à l’asymétrie baryonique de l’univers (premier article
en septembre 1966), et sur la physique quantique en cherchant une nouvelle théorie de la gravitation.
Dans la seconde
partie, j’évoquerai l’autre Andrei Sakharov, pas le scientifique brillant au service du régime mais au contraire, le penseur indigné par le cynisme des dirigeants soviétiques et promoteur
d’une introuvable démocratie russe.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (13 décembre
2014)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
"Un savant en dissidence" (Jacques Amalric dans "Le Monde" du 11 octobre 1975).
"Un vrai démocrate" (Jacques Amalric dans "Le Monde" du 16 décembre 1989).
Alexandre Soljenitsyne.
La Pologne en
1989.
Le mur de Berlin.
Elena Bonner.
Vaclav Havel.
Nelson
Mandela.
Jean-Paul II.
Staline.
L’Europe, c’est la paix.