Revoir l'ex-leader de Noir Désir sur scène, avec son nouveau groupe, Détroit. Conscience. D’abord: quelque chose d’électrique, de sournoisement insomniaque à l’heure où les nerfs lâchent enfin, dans le déroulé furtif de sentiments paradoxaux balayés par l’évidence, arrachés à une longue nuit. Ensuite: l’impression d’avoir à consigner quelques fragments d’un registre sans date, hors du temps. Puis: le besoin de s’alléger, de se désamarrer, de creuser en soi pour trouver la force d’avancer sans jamais perdre la mémoire. Enfin: parvenir au retournement de la conscience quand l’épreuve passée, sinon abolie, devient la possibilité même de nouveaux territoires… Voilà c’est fait, le bloc-noteur a donc revu Bertrand Cantat sur scène, au Zénith parisien. Comment dire au plus près, sans travestir le fond sincère de la pensée, ce qu’il y eut d’émotion et d’impalpables questionnements? Comment taire la forme la plus sacrée du plaisir ressenti, quand l’usage de mots brûlants devrait nous investir de prudence et d’une rigueur de langage toute maîtrisée? Pour beaucoup, il sera difficile d’avoir à lire dans cette chronique la passion d’un chanteur maudit, inexcusable, et l’intérêt musical et artistique qu’il suscite encore. Mais ne serait-il pas mensonge impardonnable que d’avoir à le cacher? L’aveu mérite sinon crédit, du moins considération. Et pas seulement parce que la tournée de son nouveau groupe, Détroit, est un triomphe et que des milliers de personnes l’ont déjà acclamé un peu partout en France…
Voix. Exercice périlleux, admettez-le, celui d’écrire sur les retrouvailles entre un public resté visiblement fidèle – une ultramajorité de trente-cinq, cinquante ans – et un compagnon de route et de combats, ceux de Noir Désir pour les nommer, auxquels nous ne saurions renoncer, même si le compagnon en question fut parfois bien encombrant et rendu si longtemps invisible après la terrifiante tragédie, que jamais nous n’aurions imaginé le revoir un jour derrière un micro, une guitare en bandoulière, et surtout devant des spectateurs, nimbé dans le décor crépusculaire d’une salle de concert. Alors que les choses soient claires une bonne fois pour toutes: est-il si difficile d’avoir aimé au-delà de la raison ce récital parisien assez inouï? Non! Mille fois non! En presque trois heures, Détroit et son leader, Bertrand Cantat, ont éclaboussé de leur classe un public attentif et pétri de stupéfaction devant les mystères du talent brut en ampleur, qui entraînent jusqu’à des sommets improbables. Le rock français tournait à vide. Il a retrouvé son pôle, l’éclat de son ardeur et sa voix unique, déchirante et déchirée, celle d’un chanteur si près du précipice qu’il porte à chaque intonation une forme d’agonie et de renaissance mêlées.
Ainsi, nous fûmes débordés de feux et d’hymnes que Détroit a mitraillés en secousses telluriques, car Pascal Humbert et les autres envoient du lourd, du très lourd ! Au cœur de ce déluge musical fascinant d’intelligence, Cantat opère la synthèse et conjugue les fondamentaux de son passé avec Noir Désir avec le si beau présent de Détroit. Il réussit d’ailleurs l’impensable: il ose mélanger ce qui doit être mélangé des deux groupes. Et mieux qu’oser, il réussit tous les amalgames, que ce soit entre la Muse nouvelle et l’Ernestine d’avant, ou l’Ange de désolation d’aujourd’hui et le brillant d’À ton étoile d’hier. Sans parler de Tostaky, revisitée, pour l’éternité… «Rêver m’est impossible», disait Cantat en avril dernier, dans une interview exclusive accordée aux Inrocks. La scène pour vivre, seule raison de vivre ; la scène comme exutoire, ultime exutoire. Oublier un instant, juste un instant, les contraintes d’une vie de suspicion permanente et cette plaie qui nous tiraille, défier les ombres et les gouffres. Qu’on se le dise. Un artiste de cette trempe-là ne revient jamais vraiment, il arpente, déconstruit. Il découvre de nouveaux Horizons (titre de l’album de Détroit). Que le vent emportera. Et nous avec. [BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 12 décembre 2014.]