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La seconde vie de Chris Marker

Par Laterna Magica

Si vous êtes fidèles (et attentifs) à Laterna Magica, vous savez à quel point Chris Marker nous fascine et donc nous intéresse. L'homme et rare mais Les Inrocks ont réussi une petite prouesse intellectuelo-technologique en partant à la rencontre de Marker dans l'univers virtuel de Second Life. Alors une fois n'est pas coutume, et parce que les réponses de Marker sont diablement intéressantes, voire éclairantes, voici le copié-collé de l'entretien-virtuel réalisé par Serge Kaganski et Julien Gester avec Marker :

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La seconde vie de Chris Marker (Interview)


Rare dans les médias, l'artiste nous a accordé un passionnant entretien qui s'est déroulé dans l'univers de Second Life où il tient une expo dont nous vous offrons une visite virtuelle, en vidéo.

Visitez en vidéo l'exposition de Chris Marker sur Second Life, A Farewell to Movies.


Chris Marker est l’un des grands artistes du cinéma des cinquante dernières années, même s’il récuse ce genre de terminologie, trop grandiloquente à ses yeux, et préfère se définir comme artisan bricoleur. Il est aussi un personnage public secret, toujours abrité derrière son pseudonyme, rarement présent dans les médias. Ses films n’ont jamais rencontré ce que l’on appelle “le grand public” mais sont célèbres dans le monde entier. Son bricolage le plus fameux, La Jetée (1962), a enfanté un remake de Terry Gilliam (L'Armée des 12 singes) et un bar du même nom à Tokyo, fréquenté par tous les cinéphiles de passage.

A ses débuts, il faisait partie d’une bande où l’on retrouvait Resnais, Demy, Varda, Franju, puis il s’en est détaché pour accomplir une œuvre solitaire, attentive aux grands mouvements du monde et de l’histoire, formulant des hypothèses futures, fondée principalement sur l’art du montage, poreuse à toutes les avancées technologiques, inventant ses propres enjeux formels à l’écart de toute école. Ses engagements politiques forts ont toujours fait une place au doute, parfois à une forme d’humour, à l’exemple de son chat Guillaume, félin stylisé qui prolifère depuis quelques années dans ses divers travaux. En déplaçant son “engagement” sur le terrain d’une poétique de la mélancolie et d’une inventivité permanente, il a su donner une forme ultrasingulière et percutante à l’histoire et à la politique, transformant pour le meilleur le cinéma militant – et le cinéma tout court. Il faut voir tous ses films, pour voir l’histoire et le cinéma autrement.

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Il faut lui parler aussi, recueillir la parole de ce sage aujourd’hui âgé de 87 ans. Mais ce n’est pas facile, parce que l’homme esquive depuis toujours les interviews et n’a pas le goût des apparitions médiatiques. Alors que son dernier entretien accordé à un journal français datait de plusieurs années, il nous a proposé l’idée d’une rencontre dont les modalités s’accorderaient autant à son choix de la discrétion qu’à ses préoccupations de toujours. Cette rencontre s’est déroulée dans l’univers virtuel de Second Life, où Chris Marker se fait appeler Sergei Murasaki (et nous Iggy Atlas). Il y dispose d’une île qu’il a appelée Ouvroir en référence à l’Oulipo, l’Ouvroir de littérature potentielle, et d’une délocalisation par des artistes viennois de son actuelle exposition de photographies, A Farewell to Movies (jusqu’au 29 juin au musée du Design de Zurich).

Réalisé par claviers et écrans interposés, cet entretien appelait une vitesse inhabituelle, sans doute inédite, une allure qui fera peut-être paraître certaines réponses un peu courtes, mais qui produit le plus souvent la cristallisation presque instantanée d’une pensée infiniment alerte et malicieuse. “Il faudrait raser la Sorbonne et mettre Chris Marker à la place”, disait Henri Michaux.

Entretien

 [6:04] Iggy Atlas – Pourquoi le choix d’un entretien sur SL (Second Life) plutôt qu’en RL (real life) ?
[6:04] Sergei Murasaki – J’espère que ça ira plus vite.
[6:04] Iggy Atlas – Comment vous êtes-vous retrouvé à exposer sur SL ?
[6:05] Sergei Murasaki – Curiosité d’abord. Ensuite ça devient addictif.
[6:05] Iggy Atlas – En quoi ?
[6:06] Sergei Murasaki – Vous avez lu L’INVENTION DE MOREL d’Adolfo Bioy Casares ?
[6:06] Iggy Atlas – Non, aucun de nous deux ne l’a lu. Honte à nous ?
[6:07] Sergei Murasaki – Pas de quoi vous vanter… Eh bien, c’est exactement le monde de ce chef-d’œuvre que je retrouve dans SL.
[6:07] Iggy Atlas – Pouvez-vous nous préciser en quoi ?
[6:08] Sergei Murasaki – Onirisme. Sentiment de la porosité entre le réel et le virtuel.
[6:08] Iggy Atlas – Quelle pratique avez-vous de fait de ce monde virtuel ?
[6:09] Sergei Murasaki – Un exemple : quand Serge m’a dit que vous seriez deux, mon RÉFLEXE a été “il faut un troisième siège”. Ce qui est idiot dans la réalité, mais pas ici.

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[6:12] Iggy Atlas – Cette île, les objets qui s’y trouvent, le musée… En êtes-vous le créateur et propriétaire ?
[6:13] Sergei Murasaki – Non, je n’ai jamais été propriétaire de rien. Ce sont des copains viennois qui ont assuré l’intendance. Géniaux d’ailleurs.
[6:13] Iggy Atlas – Combien de temps passez-vous sur SL ?
[6:14] Sergei Murasaki – Pas énormément parce que j’ai encore BEAUCOUP de travail en RL. Mais si je pouvais…
[6:14] Iggy Atlas – Si vous pouviez ?
[6:14] Sergei Murasaki – Je m’y retirerais pour de bon. Comme Brando à Tahiti. Avec moins de soucis pour l’entretien.
[6:16] Iggy Atlas – Comment appréhendez-vous la manière dont cet espace virtuel et ses usagers se sont inventé une vie, une économie, un commerce virtuel de corps et de devises ?
[6:16] Sergei Murasaki – Tout le côté commerce m’ennuie autant qu’en RL. D’ailleurs je n’y comprends rien. Mais comme je ne comprends déjà pas l’économie du monde réel…
[6:17] Iggy Atlas – Quelle place trouve SL dans vos préoccupations artistiques de toujours ?
[6:19] Sergei Murasaki – Je ne crois pas avoir jamais eu de “préoccupations artistiques”. J’aime bricoler. Ici, c’est le super-bricolage.
[6:20] Iggy Atlas – Ce que vous avez pu “bricoler” jusque-là, votre œuvre, ne prophétisait-elle pas ces nouvelles technologies en même temps qu’elle les appelait ?
[6:21] Sergei Murasaki – Faudrait alléger votre vocabulaire. “Artistique”, “prophétiser”, tout ça ne me ressemble pas. Je m’en tiens au bricolage, avec ce qu’il y a d’honorable dans l’artisanat.
[6:23] Iggy Atlas – Est-ce que SL et plus généralement les nouvelles pratiques de communication ne permettent pas de prolonger votre goût de la dissimulation, du mystère ?
[6:25] Sergei Murasaki – Il semble que quand on ne se montre pas tout le temps à la télé, on vous attribue le goût du mystère. Passons. Mais j’ai bien aimé qu’un critique de l’expo de Zurich écrive que j’étais “né pour être un avatar”.
[6:26] Iggy Atlas – Précisément, le choix d’un pseudonyme ou votre absence des médias résonnent particulièrement dans cette pratique nouvelle de l’avatar virtuel.
[6:26] Sergei Murasaki – Il y a des avatars réels ?
[6:26] Iggy Atlas – Des masques ?
[6:27] Sergei Murasaki – Ah, ça c’est autre chose. Max Jacob raconte l’histoire de deux Masques qui se donnent rendez-vous – sans s’être vus naturellement. Et quand ils enlèvent leur masque, stupeur : “Ce n’était ni l’un ni l’autre.”
[6:29] Iggy Atlas – Un avatar ou un pseudonyme, est-ce pour vous un masque ? Une manière d’effectuer une partition entre votre bricolage et ce que le reste du monde appelle “une œuvre”, “de l’art”... ?
[6:30] Sergei Murasaki – Je suis beaucoup plus pragmatique que ça. J’ai choisi un pseudo, Chris Marker, prononçable dans la plupart des langues, parce que j’avais bien l’intention de voyager. Rien de plus à chercher.
[6:31] Iggy Atlas – Mais dès lors, vous avez créé un personnage, universellement considéré comme un artiste.
[6:32] Sergei Murasaki – Je ne me suis jamais trop soucié de la façon dont on me considérait.

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[6:32] Iggy Atlas – L’expo délocalisée sur SL s’intitule Farewell to the Movies, “L’Adieu aux films”. Comment interpréter cet adieu ?
[6:34] Sergei MurasakiA Farewell TO Movies, please. Hommage à Hemingway (auteur de A Farewell to Arms (1929), “L’Adieu aux armes” – ndlr). Une façon de dire adieu au cinéma, sans doute, mais sans exagérer. Le droit de se contredire est inscrit par Baudelaire dans son projet de Constitution.
[6:35] Iggy Atlas – De l’adieu aux armes à l’adieu aux films, faut-il considérer que le film est une arme ?
[6:36] Sergei Murasaki – Sûrement pas. Juste une correspondance euphonique. Il ne faut jamais me prêter trop d’intentions.
[6:37] Iggy Atlas – Le cinéma appartient-il donc au passé ?
[6:37] Sergei Murasaki – On peut jouer avec l’idée. Godard le fait très bien. Mais lui, il est cinéaste.
[6:38] Iggy Atlas – Vous êtes-vous jamais considéré vous-même comme cinéaste ?
[6:38] Sergei Murasaki – Ja-mais.
[6:38] Iggy Atlas – Quelle étiquette préférez-vous en ce cas ? Bricoleur multimédia ?
[6:39] Sergei Murasaki – Bricoleur sûrement. Multimédia… Bon, ça appartient au jargon contemporain.
[6:40] Iggy Atlas – Les nouvelles technologies ont-elles modifié en quelque chose votre rapport aux images, aux sons, ce que vous en faites ?
[6:43] Sergei Murasaki – Forcément. Pouvoir faire tout un film, Chats perchés (2004), avec mes dix doigts, sans aucun appui ni intervention extérieurs… Et ensuite aller vendre moi-même le DVD que j’ai enregistré à la braderie de Saint-Blaise… Là j’avoue que j’ai eu un sentiment de triomphe : du producteur au consommateur, direct. Pas de plus-value. J’avais accompli le rêve de Marx.
[6:44] Iggy Atlas – A ce propos, l’exposition mêle les portraits d’artistes, les images de manifestations anciennes et récentes, les photos de personnalités politiques. Comment définiriez-vous les rapports entre votre bricolage et ce que l’on appelle communément l’idéologie ?
[6:47] Sergei Murasaki – Je crains que ce qu’on appelle communément l’idéologie n’ait plus guère de rapport avec sa définition originelle, qui était ruse de guerre, pour commencer. Maintenant c’est plutôt le substitut à une guerre qui n’existe pas. Mais ça nous entraînerait un peu loin…
[6:48] Iggy Atlas – Votre travail n’a-t-il pas toujours comporté une dimension politique ?
[6:50] Sergei Murasaki – On l’a dit. Moi, pour faire court, j’ai toujours précisé que la politique, art du compromis (et c’est tant mieux), ne m’intéresse guère. Ce qui m’intéresse c’est l’histoire, et j’ajoutais : “La politique ne m’intéresse que dans la mesure où elle est la coupe de l’histoire dans le présent.” Mais je déteste me répéter.
[6:53] Iggy Atlas – Dans des films tels que 2084 (1984), votre travail dessinait un futur hypothétique. Aujourd’hui, on parle de fin des idéologies, vous dites adieu aux films, Godard parle de mort du cinéma, le réel n’est plus seul, qu’est-ce qui pour vous s’estompe tandis que d’autres choses naissent ?
[6:56] Sergei Murasaki – Malraux avait une formule formidable, que curieusement personne n’a reprise : “Ce qui naît là où les valeurs meurent, et qui ne les remplace pas.” La difficulté des temps est qu’avant d’apporter des idées nouvelles il faudrait détruire tous les simulacres que le siècle, et son instrument favori, la TV, génèrent à la place de ce qui a disparu. C’est pourquoi je suis passionné par toute cette nouvelle grille d’informations, internet, blogs, etc. Avec ses inévitables scories. Mais une nouvelle culture naîtra de là.
[6:58] Iggy Atlas – Et quelle culture voyez-vous naître de là ?
[7:01] Sergei Murasaki – Nos petits-enfants le diront. Tout ce qu’on peut dire c’est que “quelque chose” existe, ce qui n’est déjà pas mal. Au-delà, c’est de la cartomancie (ou de la politique).

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[7:01] Iggy Atlas – Vous disiez que vous retrouviez dans SL L’Invention de Morel, que retrouvez-vous de vos films dans Second Life ?
[7:02] Sergei Murasaki – La présence du chat Guillaume, en tout cas. Vous avez vu comme il a pris possession des lieux ?
[7:02] Iggy Atlas – N’y êtes-vous pas pour quelque chose ?
[7:03] Sergei Murasaki – C’est l’erreur commune. Difficile à expliquer pour qui n’a pas été chat dans une vie antérieure (ce qui est mon cas). Guillaume avait une personnalité telle qu’il s’est imposé à mes complices viennois sans que je leur aie rien demandé. Vous pourrez vérifier avec eux. Le chats ont des pouvoirs, vous savez.
[7:04] Iggy Atlas – Le réel occupe une place prépondérante dans certains de vos films, de Sans soleil (1982) au Fond de l'air est rouge (1977). Lorsque vous êtes ici, ne vous manque-t-il pas ?
[7:05] Sergei Murasaki – Je n’aurais pas cru que Sans soleil était tellement soumis au réel, mais si vous le dites…
[7:05] Iggy Atlas – Nous n’avons pas dit soumis…
[7:06] Sergei Murasaki – Quand le réel est vraiment présent, il a plutôt tendance à soumettre le reste…
[7:07] Iggy Atlas – Qu’est-ce qui vous occupe aujourd’hui en RL ?
[7:08] Sergei Murasaki – Si vous voulez dire “vraiment aujourd’hui”, je suis fasciné par les aventures de la torche olympique. Le sketch à San Francisco était la plus magnifique slapstick comedy que j’ai vue depuis longtemps.
[7:08] Iggy Atlas – Et plus généralement ?
[7:10] Sergei Murasaki – Bon, quand on apprend dans la foulée qu’un type, John Paulson, a gagné 3 milliards de dollars en jouant à la Bourse, et qu’à quatre heures de vol de chez lui, à Haïti, il y a des émeutes de la faim, ça vous ramène à une sobre réalité.
[7:10] Iggy Atlas – Comment vous informez-vous de nos jours ?
[7:12] Sergei Murasaki – Revue de presse internationale sur internet, CNN et Al-Jazeera anglais, et ma chaîne favorite, la russe, RTR Planeta, et mes informateurs ici et là – et aussi le merle du XXe arrondissement, qui me raconte tous les cancans du voisinage à cinq heures du mat.
[7:13] Iggy Atlas – Qu’est-ce qui maintient à ce point éveillé votre intérêt pour la marche de ce monde ?
[7:14] Sergei Murasaki – La curiosité, c’est tout. Je n’ai jamais éprouvé grand-chose d’autre.

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[7:14] Iggy Atlas – Quel spectateur de cinéma êtes-vous aujourd’hui ?
7:15] Sergei Murasaki – Hélas hélas hélas…
[7:15] Iggy Atlas – Hélas ?
[7:15] Sergei Murasaki – J’avais toujours professé que le cinéma se regarde en salle, et que la TV sert d’aide-mémoire. Je me suis honteusement parjuré. Simplement parce que je n’ai plus le temps.
[7:16] Iggy Atlas – Quels films voyez-vous ?
[7:17] Sergei Murasaki – C’est assez anarchique. J’aime beaucoup les grandes séries américaines. Vous disiez : politique. Est-ce qu’on a jamais fait mieux dans ce domaine que THE WEST WING (A la Maison Blanche – ndlr) ?
[7:19] Iggy Atlas – Et The Wire, par exemple ?
[7:19] Sergei Murasaki – J’allais le citer ensuite. Mais là je dirais plutôt : sociologie. Sauf qu’on a intérêt à mettre les sous-titres anglais.
[7:21] Iggy Atlas – Qu’est-ce qui, au-delà du politique et du sociologique, vous fascine dans la prolifération actuelle de ces séries ?
[7:23] Sergei Murasaki – D’abord leur qualité proprement cinématographique. C’est là que sont l’invention et l’innovation, sur tous les plans, récit, montage, casting, son… Ils sont en avance sur Hollywood.
[7:25] Iggy Atlas – Il semble que vous ayez cette passion des séries en commun avec un de vos amis, Alain Resnais. Est-ce une chose dont vous discutez ?
[7:26] Sergei Murasaki – Je suppose que ça remonte à notre passion pour les comic-strips, à une époque où on se faisait regarder comme des demeurés.
[7:27]
Iggy Atlas – Etes-vous toujours attentif au travail de ces vieilles connaissances que sont Alain Resnais, donc, mais aussi Agnès Varda, Jean-Luc Godard…
[7:28] Sergei Murasaki – Bien sûr. Agnès est en train d’enregistrer une interview avec Guillaume (vous voyez ce que je vous disais).
[7:30] Iggy Atlas – Comment présenteriez-vous l’œuvre de votre vie, la somme de vos bricolages, à un jeune qui ne connaîtrait pas Chris Marker ?
[7:30] Sergei Murasaki – Je lui dirais de lire L’Invention de Morel et d’aller au cinéma.
[7:30] Iggy Atlas – Pour voir quoi ?
[7:31] Sergei Murasaki – Au hasard, en oubliant tout ce qu’on lui a dit de voir.

Julien Gester et Serge Kaganski


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