Inlassablement, la fin de l'année marque le temps des rétrospectives et autres palmarès. Sollicité par Culturopoing, site auquel je collabore avec plaisir et qui sera peut-être celui auquel je réserverai, à partir de l'année prochaine, mes articles sur le répertoire non classique, pour établir la liste des albums ayant retenu mon attention en 2014, je me suis dit, en rendant ma copie, que je prendrais finalement le risque de la proposer ici, au cas où elle intéresserait quelques-uns d'entre vous.
J'ai bien conscience que, pour un certains nombre de personnes, ces chemins de traverse que j'emprunte représentent autant de faux pas qui me décrédibilisent à leurs yeux ; un de ces petits marquis qui s'érigent aujourd'hui en arbitres des élégances sur les réseaux sociaux m'aura ainsi moqué de préférer un bon vieux Pink Floyd à un disque raté de musique napolitaine qu'il présentait en l'affublant de la quincaillerie superlative qui lui tient lieu de discours. Pour les gens de ma génération (j'aurai 45 ans à la fin de cette année), je veux croire que les frontières entre les genres ne sont plus aussi étanches qu'elles purent l'être pour d'autres et qu'il est possible de passer du XVe siècle de Wolkenstein au New-York électrique d'Interpol sans avoir besoin de se justifier, quand bien même je donne le sentiment de le faire ici, ma parole étant publique. Peut-être aussi dois-je au fait d'avoir trouvé dans mon biberon les Beatles et Pink Floyd avant même de connaître le nom de Mozart de n'avoir développé, quand je l'ai rencontré et adopté, aucun esprit de caste et d'avoir eu la chance de conserver un pied dans chaque univers.
Voici donc douze reflets de ce que fut mon année 2014 sur ces chemins buissonniers retrouvés avec un bonheur confinant parfois à l'ivresse. Je m'en suis tenu aux catégories album, chanson et découverte de l'année demandés dans l'exercice initial, mais tout est sur le cliché qui accompagne ces quelques lignes.
Albums de l'année :
28 janvier — Gem Club, In roses
Après un Breakers (2011) d'un intimisme suffocant, le duo devenu trio Gem Club revient avec un nouvel opus dont la science des atmosphères est tout bonnement saisissant. On ne sait jamais, avec ces musiciens experts dans le maniement des silences et de l'ellipse, si l'on se situe du côté du rêve ou de l'éveil, et In roses renouvelle l'exploit de nous faire frissonner avec trois fois rien, si ce n'est des chansons épurées, des ambiances impalpables, quelques arrangements soignés, toute une alchimie du presque rien dont les éléments finissent pourtant par se mêler pour mieux vous prendre à la gorge en vous mettant face à vos émotions. Dangereusement envoûtant.
Extrait choisi : Braid
10 mars — Jeanne Cherhal, Histoire de J
La tentation est grande, bien entendu, de tenter de deviner la part d'autobiographie qui se cache sous l'initiale du titre, et si l'on peut imaginer que cette dimension de miroir n'est pas absente, le fait n'a pas, en soi, une si grande importance. Ce que l'on retient au fil des écoutes de ce disque chaleureux et intime que sa construction et sa production également impeccables n'empêchent pas de regarder l'auditeur dans les yeux et de lui murmurer à l'oreille, c'est l'impression de se trouver face à une réalisation que son équilibre rend déjà classique.
Extrait choisi : Noxolo
5 mai — Thirteen Senses, A strange encounter
On les croyait perdus et sans doute le sont-ils d'ailleurs en grande partie, du moins pour l'industrie du disque. Les Thirteen Senses sont des Phaéton qui se sont vus trop grands et l'ont payé, après les débuts prometteurs de The Invitation (2004), par une descente en torche, le temps de deux albums exsudant la mauvaise graisse, dont on pensait qu'elle les avait pulvérisés. Il n'en est rien et sur la terre brûlée de ses échecs, ce groupe dont plus personne n'attend quoi que ce soit a fait pousser un disque merveilleux, qui renoue avec la sveltesse sans renoncer au lyrisme et retrouve la fraîcheur de l'inspiration de ses débuts en nous offre une promenade nocturne et scintillante, oscillant sans cesse entre la joie de se sentir vivant et le souvenir de blessures pas encore cicatrisées. Ne cherchez pas ce disque en boutique, il n'est hélas disponible qu'en téléchargement, cette pauvreté de diffusion étant d'autant plus désolante quand Coldplay, à qui on a régulièrement reproché à Thirteen Senses de vouloir ressembler, a vendu par palettes entières son Ghost stories sorti deux semaines plus tard, un disque qui se voulait un retour aux sources mais n'a fait que montrer cruellement à quel point elles étaient taries.
Extrait choisi : Stars make progress
12 mai — Douglas Dare, Whelm
Douglas Dare n'a pas 25 ans et son premier album est d'une hauteur de vue assez ébouriffante. Une mère professeur de piano l'a encouragé dans la voie de la composition, il a commencé à écrire des chansons en 2008 et a fini par se lancer cinq ans plus tard (Seven Hours EP, 2013), armé de textes finement ciselés, d'un sens mélodique très sûr (très « classique », pour tout dire) et d'un goût affirmé pour les expérimentations sur les textures sonores. Whelm est un disque au romantisme assumé, percé de plongées mélancoliques quelquefois vertigineuses et animé par un souffle à la fois intimiste et épique qui le rend aussi impressionnant qu'attachant.
Extrait choisi : Swim
12 mai — Nick Mulvey, First mind
First mind se révèle un premier album d'une grande richesse qui souligne aussi bien le savoir-faire de son auteur que sa capacité à savoir s'entourer pour donner corps à ses projets. On sait gré à Nick Mulvey d'avoir, comme tout bon peintre, résisté à la tentation de l'effet pittoresque pour lui-même et d'avoir préféré le mettre entièrement au service d'un disque qui parle de voyages et d'amour avec pudeur et fièvre.
Extrait choisi : I don't want to go home
2 juin — Isaac Delusion
Chacun abordera ce disque avec la sensibilité qui lui est propre. Certains retiendront avant tout son caractère globalement enjoué et sensuel – notons que même si l'électronique est évidemment reine ici, le soin apporté à la réalisation et la présence d'instruments acoustiques lui apportent une véritable chaleur –, d'autres le liront comme la bande-son rêvée, dans tous les sens du terme, des longues soirées de fête où l'on se croise et parfois se frôle sans toujours se rencontrer, des promenades en lisière d'océan ou sous les dunes sous des cieux gonflés de nostalgie.
Extrait choisi : A little bit too high
2 juin — Christine and the Queens, Chaleur humaine
J'aurais dû détester ce disque avec ses textes mélangeant allègrement français et anglais, mais dès que je lui ai accordé de l'attention, je suis tombé sous le charme de ces chansons dont certains se sont plu à dénigrer la naïveté des paroles, qui me semble plutôt la recherche d'une certaine simplicité tranchant avec le caractère très étudié d'arrangements pensés et léchés dans les moindres détails. On aurait d'ailleurs pu craindre que ce côté très technique engendrât de la froideur, mais c'était compter sans une musicienne pour laquelle le corps est également un moyen d'expression et qui fait souffler sur les machines un souffle incroyablement organique.
Extrait choisi : Saint Claude
17 juin — The Antlers, Familiars
La trajectoire de The Antlers ressemble à une lente libération dont chaque album marquerait une étape, et les timides rayons de soleil que Burst apart (2011) avait fait entrer dans la chambre désolée de Hospice (2009) inondent généreusement Familiars qui, sans être franchement joyeux (on peut parier que les productions de ce groupe ne le seront que par accident), se distingue de ses prédécesseurs par une atmosphère presque sereine, qui se délivre peu à peu de la pesanteur comme d'une vieille peau. Un disque complexe qui regarde souvent du côté du jazz et entraîne l'auditeur, un peu à la manière de la Symphonie en ré mineur de César Franck, des ténèbres à la lumière.
Extrait choisi : Director
1er août — Angus & Julia Stone
Frère et sœur (option chien et chat) propulsés en 2010 sous le devant de la scène par le succès international rencontré par Big Jet Plane et le très bel album Down the way qui contenait ce délicieux hymne au nonchaloir, leur aventure devait être sans lendemain, le duo s'étant rapidement séparé pour mener des projets en solo. Il aura fallu l'obstination du producteur Rick Rubin pour que naisse cet album fiévreux et sans ambages dans lequel circule une énergie que les Stone n'avaient jamais montré auparavant à ce niveau d'incandescence, une sensualité parfois un rien hautaine traversée de subits assombrissements qui le rendent définitivement fascinant.
Extrait choisi : A heartbreak
8 septembre — Interpol, El Pintor
D'une certaine façon, l'atmosphère de ce cinquième album pourrait être résumée par le titre de son morceau d'ouverture, All the rage back home, tant il semble évident que Paul Banks, Daniel Kessler et Samuel Fogarino ont fini par retrouver l'énergie farouche, menaçante, orageuse qui donne à la musique d'Interpol la pulsation fiévreuse que l'on perçoit en filigrane de ses accès de rage rentrée et qui la distingue du tout-venant. Il y a peu d'éclaircies durant les quarante minutes d'El Pintor, un disque concentré qui ne s'embarrasse guère de fioritures et avance souvent les mâchoires serrées dans une atmosphère lourde d'une tension électrique qui porte encore les traces du combat qui l'a engendré.
Extrait choisi : My desire
Chanson de l'année : Real Lies, North circular
Nous sommes d'accord, cette catégorie ne veut pas dire grand chose et désigner une chanson parmi les milliers qui sont produites chaque année à un petit côté aiguille dans une meule de foin assez ridicule. Disons plûtôt qu'il s'agit de la marque d'un vif intérêt à l'égard de ce jeune trio londonien formé en 2012 et qui a visiblement digéré pas mal d'influences en provenance des années 1980, comme, par exemple, celle de NewOrder. Instinctivement, c'est pourtant à West End Girls des Pet Shop Boys que me fait songer ce North Circular conçu comme une déambulation nocturne et embrumé qui hésite entre jouer les gros bras et s'affaler dans un coin pour aller cuver son excès de bière. Au bout de la nuit, on sait déjà que le réveil sera difficile quand le réel s'imposera dans toute son insignifiance. Les trois garçons de Real Lies restituent ce mélange de morgue et de désespérance avec intelligence et je me dis que doués, futés et crâneurs juste ce qu'il faut comme ils le sont, ils ont les moyens de nous surprendre dans les mois et les années à venir.
Révélation de l'année : John Grant
Je n'ai découvert cet artiste qui a déjà deux albums derrière lui (Queen of Denmark en 2010, Pale green ghosts en 2013) que très récemment, grâce à un ami qui m'a souvent mis sur la voie de pépites de ce genre et qui sourira s'il me lit. J'ai instantanément rendu les armes devant des compositions très directes malgré, parfois la luxuriance des arrangements, portées par une voix qui, dans ses douceurs et ses blessures, semble s'adresser à chacun de nous. J'ai appris depuis quel avait été le parcours de l'homme réchappé des enfers, qu'il s'agisse de celui que lui avait fait vivre son orientation sexuelle durant son adolescence ou de ceux, toxiques, dans lesquels il s'était abîmé ensuite. John Grant est un miraculé aux inspirations souvent miraculeuses.
Titre choisi : Glacier
Queen of Denmark
Pale green ghosts
Live in Concert, avec le BBC Philharmonic