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Tomorrow’s Modern Boxes de Thom Yorke : La ruée vers l’or

Publié le 10 décembre 2014 par Sywebzine @Saturdays_Youth

Tomorrows-modern-boxes

Que n’a-t-on pas écrit sur Thom Yorke, ce mastodonte de la musique… Que n’a-t-on pas sorti comme critiques dithyrambiques, à chaque lever de petit doigt d’un des membres de Radiohead.

Thom Yorke vient d’envoyer récemment en pâture un nouvel album au monde. Le monde connecté, le même qui a râlé en trouvant un nouvel album de U2 confortablement installé dans son iPhone, les pieds sur les canapés blancs. Car la dernière trouvaille du leader de Radiohead, visiblement jamais à court d’idées quand il s’agit d’emmerder le monde du business musical, fut cette fois de rendre disponible Tomorrow’s Modern Boxes sur le site de P2P BitTorrent (repaire de pirates par excellence !), au prix fixe de six dollars soit 4€70.

« C’est une expérience pour voir si les mécaniques du système sont une chose que le grand public peut remettre en question… Si elle fonctionne bien, cela pourrait être une façon efficace de rendre un peu le contrôle du commerce sur Internet à ceux qui créent le travail. En permettant à ces gens qui font de la musique, de la vidéo ou toute autre sorte de contenu numérique, de le vendre eux-mêmes. Contourner les gardiens autoproclamés. Si ça marche, n’importe qui pourra faire exactement la même chose. » (Thom Yorke & Nigel Godrich)

Ce n’est pas la première pirouette de Thom Yorke dans le genre, puisque le In Rainbows de 2007 avait lui été proposé sur un site créé pour l’occasion, à un prix libre. Au-delà de cette nouvelle tentative (après In Rainbows, mais aussi chez Nine Inch Nails, Beyoncé, U2…) d’appréhender Internet comme un espace de jeu et retrouver une once de liberté sur une toile saturée, on verra d’ici quelque temps si ce choix d’utiliser BitTorrent pour distribuer sa musique est un choix à suivre ou non. Quoi qu’il en soit, même si on a vu pire comme spam, il semble préférable de laisser le choix à l’auditeur de pouvoir posséder des fichiers audio ou pas. Thom Yorke, lui, n’a pas à s’excuser de toute mégalomanie.

Pourtant, cet album arrive au milieu de centaines d’autres, d’un tsunami perpétuel de disques qui sortent (ou fuitent…) sur Internet, ou bien dont ce même Internet nous informe de la sortie prochaine via les innombrables pages Facebook d’artistes ou de labels… « Soon » ; « We’re impatient to give it to you » ; etc. Une surabondance de culture à se sentir gavé par autant de business robots, prêts à abuser de nos habitudes de jeunes gens surmodernes. Au fond pourquoi écouter ce disque plutôt que le suivant annoncé sur mon mur Facebook ?

Derrière l’illusion d’avoir le choix, il me semble qu’on ne sait parfois plus quoi choisir, quoi écouter, s’il faut dire que c’est bien et pourquoi tel disque plutôt qu’un autre. Thom Yorke dit que son expérience vise à voir si une plateforme comme BitTorrent pourrait permettre aux artistes de retrouver le contrôle sur leurs productions, un eldorado parfaitement souhaitable. Mais en ces jours où la fée Internet promet monts et merveilles au premier venu capable d’enchaîner deux accords, et lui procure quasi-instantanément l’illusion d’être un bel artiste, comment en tant qu’auditeur penser son exigence, son opinion ? Comment distinguer le vrai du faux ?

Au-delà de cet enfoncement de porte ouverte (pourtant resté sans réponse…), je crains qu’Internet ne finisse par mettre tout le monde au même niveau et participe à faire de la qualité musicale et l’exigence de travail des choses surannées. Et surtout, remplacer les maisons de disques et leurs exigences financières (qui faisaient office de tamis : on ne signe que ceux qui vont marcher à coup sûr !), par de bons community managers proclamés par leur capacité à se servir d’Internet, et à avoir le bon mot au bon moment, avec les bonnes personnes. Et puis d’autres hommes d’affaires, enclins à vendre autant de musique que de façons d’écouter de la musique, de manières de penser l’art et de le revendiquer en 2.0. Et pourtant continuer de vendre les groupes déjà installés à une époque où Internet n’existait pas, comme des marques, des valeurs sûres et inégalables, dont le géant Thom Yorke fait d’ailleurs partie. Autrement dit, ne rien améliorer et remplacer le problème par d’autres tout aussi pervers, et déjà bien entamés.

Thom Yorke, London, February 2013.

Passé les bilans d’enfants gâtés, on peut aussi à l’inverse se demander si mettre à disposition un album sur Internet est aujourd’hui encore un choix pérenne, alors que les audiophiles restants semblent de plus en plus délaisser le format digital à l’avantage d’un retour au sensoriel. Et surtout, à une qualité sonore qu’envoyait paître le mp3 et que permettrait le support vinyle. Les vieux vinyles en tout cas ; là où un certain nombre de rééditions qui viennent aujourd’hui remplir les bacs au milieu des rayons FNAC sonnent comme des CD. A noter que la version vinyle de Tomorrow’s Modern Boxes avoisine 40 euros. Pour ma part, un bon vieux CD et un système son honorable suffiront. J’ai d’ailleurs toujours préféré écouter un excellent disque avec un son correct, plutôt qu’un mauvais disque avec un son merveilleux. Et oui, je sais, les deux c’est mieux.

D’ailleurs, pourquoi cet album en particulier provoque t-il en moi ces pensées ? Quel est le rapport ? Après réflexion, je crois que c’est parce que j’ai le sentiment tout bête que la musique de qualité se raréfie atrocement. Est-ce parce que mon exigence augmente, ou est-ce parce que j’ai le sentiment de ne plus découvrir que de pâles copies, de devoir fouiller toujours plus loin pour m’offrir une musique de qualité ? D’assister au spectacle quotidien de la culture de la médiocrité ? De voir tant de groupes qui se vautrent dans la copie, le revival ou la hype ? Peut-être un peu de tout ça et d’autres choses encore. Et parce que ça me donne de l’espoir, de voir qu’il y en a encore qui continuent d’expérimenter : au fond il y a peut-être un avenir pour les musiciens. En tout cas, je vis toujours comme un grand bonheur la sortie d’un album de qualité, comme la découverte d’un minerai rare, dont tous les filons auraient été a priori épuisés ; ceci à une époque où un vulgaire caillou est présenté comme un joyau sous prétexte qu’il a été trouvé à une profondeur extrême, ou retrouvé par accident au milieu des cristaux.

Revenons à nos moutons. Donc, quoi qu’il en soit, Thom Yorke et Radiohead se montrent toujours aussi cohérents dans leur volonté de sortir des sentiers battus, tant sur le plan artistique que commercial. Ils restent de plus parmi les très rares groupes et artistes à concilier une profonde exigence musicale et un succès planétaire (avec Depeche Mode et Björk, par exemple). Et puis, année après année, l’autorité de Radiohead n’a cessé de grimper, jusqu’à il y a peu où le statut de « groupe le plus influent d’aujourd’hui » leur a été décerné par le magazine NME à travers un classement de cent autres groupes, omettant volontairement les vieux mythes type Pink Floyd ou Beatles. Personnellement je n’ai jamais adhéré à ces classements bidon qu’affectionne une grande part de la presse musicale, qui me rappellent un peu le concours de « N°1 du rock » dans la série foireuse Lucile Amour & Rock’n’roll.

Bref. Tant et si bien, que dire « Je n’aime pas Radiohead »,  « C’est chiant », ou « Thom Yorke m’emmerde » est depuis quelques années devenu une attitude lourdement symbolique, un signe d’indépendance, de refus de l’autorité, une sorte d’indépendance dans l’indépendance. Tant et si bien, que cette posture fut choisie par autant de gens qui connaissent que d’autres qui ne connaissent pas, et par autant de mélomanes que de newbies. Comme au collège où on se définit comme étant plutôt rock ou rap, foot ou rugby. Un succès planétaire donc, public et critique, devenu un ennemi et un argument de décrédibilisation en or, comme pour tant d’autres monstres sacrés. C’est vrai qu’aujourd’hui, si on veut être cool, il ne vaut mieux pas dire que la musique de Radiohead est sublime, sous peine de passer pour niais et crédule.

Comme quiconque, je ne suis pas là pour être un leader d’opinion. Et puis être indépendant, autant essayer de respirer hors de l’eau avec des branchies. Thom Yorke rêve d’un monde meilleur, j’aimerais pouvoir en rêver comme lui mais je n’y arrive plus. Il ne reste que le pouvoir de la musique pour décoller un peu, et à l’écoute de ce disque, je me dis qu’il est capable de surprendre même un yorkophile, et de l’emmener là où Radiohead ne l’a pas encore emmené, même à l’époque de Kid A / Amnesiac. Tomorrow’s Modern Boxes est une œuvre qu’entoure un grand mystère, on imagine difficilement ce à quoi a pu ressembler le processus de création et de production, tant on oscille entre le lo-fi et le travail d’orfèvre, tant on ne sait pas où on est. C’est à se demander où son auteur a été chercher ces sons, ces mélodies et samples étranges, ces motifs de clavier aussi simples qu’inattendus. Autant on retrouve la patte et le savoir-faire de Thom Yorke (Guess Again!, Interference), et on n’est pas totalement pris de court. Autant, cette pop solennelle et jazzoïde aux boîtes à rythmes passées au shaker, qu’on retrouve huit ans après le monument The Eraser, apparaît toujours plus singulière, bien plus froide et austère que sur son prédécesseur, et surtout terriblement belle. Bien sûr, les influences les plus assumées de Thom Yorke se sentent toujours, et il est bon de rappeler qu’aucun disque ne peut venir de nulle part, mais l’ingéniosité et le talent supplantent ici de loin l’influence et la référence. Le travail de Thom Yorke donne lieu à des morceaux superbes : Truth Ray, Pink Section, le sublime The Mother Lode et ses échos…

Après, on peut aussi trouver cette musique à se pendre, ou encore « chiante », mais comme disent ceux qui n’aiment pas réfléchir : chacun ses goûts.

On retrouve un grand nombre d’éléments présents dans la deuxième bande son de Polyfauna, l’application audiovisuelle de Radiohead conçue en relation avec le collectif Universal Everything. Cette curieuse application avait été mise en ligne peu après la sortie de The King of Limbs, et sa première bande-son était elle constituée d’enregistrements réalisés pendant les sessions de ce dernier (excellent) album de Radiohead. Les bandes-son sont disponibles sur Youtube, et constituent des bonus intéressants, en plus d’une superbe musique ambiante.

Que dire d’autre sur le contenu de Tomorrow’s Modern Boxes, à part répéter que c’est un disque somptueux, et que ça fait quand même du bien de voir que ça arrive encore. Qu’il y en a qui essayent et avancent, quand d’autres copient, ou vivent sur leur passé, se reforment, s’empaillent et réduisent eux-mêmes leurs œuvres à des pièces de musée virtuel…

Au final, si Internet met tout au même niveau par le biais du gavage déguisé en facilité d’accès à la culture, et permet aux 7 milliards d’être humains qui peuplent la Terre de poster leurs démos et de se retrouver sur la même compile en ligne que leurs aînés, espérons sans trop se faire d’illusion que seule la qualité des morceaux et l’intelligence du processus de travail permette aux artistes de se démarquer les uns des autres. Thom Yorke fait bien de donner l’exemple, sachant que son groupe était déjà mondialement connu avant de tenter ces expériences. Cela signifie que tout reste à prouver.

Si on choisit de faire ce pari, alors oui, il y a peut-être de l’avenir dans la musique. Même s’il se peut tout aussi bien que le gavage culturel que nous subissons aboutisse à une révolte et à des réactions de plus en plus exaspérées et engagées. Même si c’est de la culture, qui sait… On en a bien eu marre de la malbouffe au point de sortir dans la rue avec des pancartes, pourquoi pas de la mauvaise musique ? Et là-dessus, l’oisillon Thom Yorke, en bon précurseur de pirouettes promotionnelles, n’a a priori aucun souci à se faire. Un souci en moins dans une société si agressive pour lui, qui semble s’affoler de son isolement et de son impuissance face la spirale infernale du monde, dans des paroles d’une grande mélancolie.

A crowd may open up and swallow us
in an instant
an instant.
But I don’t have the right to interfere

(Interference)

Thom Yorke et Radiohead méritent hautement leur couronne, le problème c’est que pour avoir une idée de la qualité et l’importance de leur travail, il faut renoncer à la posture et passer un peu de temps seul, concentré, déconnecté du web, à écouter et étudier ce dont on prévoit de parler. Malheureusement ça ne se fait pas beaucoup. Au mieux un vinyle semble servir plus souvent à être pris en photo ou filmé avec un smartphone qu’à être écouté posément, et ce par des gens qui voient U2 en Big Brother, mais continuent volontiers d’acheter des iPhones, de mettre leurs fesses dans des jeans Diesel et de boire des cafés Starbucks.

Thom Yorke, lui, semble vouloir dire beaucoup de choses à travers cet album qui semble résonner comme le début d’une ère nouvelle pour sa musique. Il ne semble pas en avoir terminé avec elle, quitte à la tordre dans tous les sens et s’amuser par tous les moyens possibles, voire à tourner la situation actuelle en dérision. D’ailleurs, le joli There is no ice (for my drink), et en même temps assez caricatural, me ferait presque imaginer un Thom ricanant : « Regardez-moi tous ces cons qui aiment parce que c’est du Thom Yorke ! » …

A suivre.


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