Thomas Blondeau l’interview

Publié le 10 décembre 2014 par Hartzine

Photo © Le Mouv

Personnalité discrète du petit univers rap en France, Thomas Blondeau fait pourtant partie de ces rares pèlerins à avoir très tôt agrippé leur bâton pour aller porter la bonne parole aux quatre coins des médias hexagonaux. R.E.R., Radikal hier, Les Inrocks ou Le Monde Diplo aujourd’hui, le journaliste est une plume incontournable d’un genre paradoxalement méconnu et souvent incompris, après trois décennies d’existence vivante et agitée en France. De toutes les aventures, petit à petit, Thomas Blondeau s’est fait sa place, sans esbroufe, avant tout au travail et à la passion qui se dégage de ses paroles dés les premières minutes, assis autour d’un verre. Les premières questions fusent et l’on s’oublie durant plus de 4h dans des échanges interminables où tout se mélange : le rap en France, le modèle américain, son propre parcours jusqu’aux rédactions et une certaine vision du rap qui mériterait d’être davantage écoutée et entendue.

Thomas Blondeau l’interview


On peut faire un petit point sur ton parcours déjà ? Tu viens de Bordeaux ou pas loin, c’est ça ?

Je viens de Bergerac, à 80 kilomètres de Bordeaux, où on produit essentiellement du vin et de l’ennui. Ma famille vient du Lot, j’ai grandi dans cette région. Mais quand tu commences à grandir et que tu deviens ado, le truc intéressant, c’est Bordeaux, c’est vrai : c’est une grande ville, il y a des magasins, et à l’époque c’est là qu’il y a les premiers b-boys que je rencontre, essentiellement des breakers. Le rap était une culture très peu développée chez nous, en tout cas beaucoup moins qu’à Paris, mais ça nous intéressait. Dès qu’on avait un peu de temps, on allait à Bordeaux. C’est là que j’ai acheté mes premiers baggy, mes premiers disques. Il y avait un bon disquaire à Bergerac mais il vendait surtout du classique. Je me souviens d’ailleurs que j’ai acheté les premiers disques d’Assassin chez lui, les deux volumes de Le Futur Que Nous Réserve-t-il ?. Il ne les avait pas en magasin, parce qu’il n’y avait aucun client potentiel, mais il avait un carnet avec toutes les références, et je les ai commandés chez lui… il était un peu étonné.

Ce sont deux disques qui sont assez inécoutables aujourd’hui, je dois dire. Surtout au niveau des flows, à 200 à l’heure et calés sur rien, on dirait que les morceaux sont un peu désarticulés, entre la prod et les MC.

Moi j’ai un vrai faible pour ce style de rap, c’est à cette époque que je suis vraiment rentré dedans et que j’ai accroché. Pour moi, ces disques-là sont plus intéressants que ce qu’Assassin a fait par la suite, notamment L’Homicide Volontaire, que tout le monde écoutait quand j’étais en fac, parce qu’ils étaient tous dans une sorte de délire communiste. Pour moi, Assassin, c’est ces deux EP produits par Doctor L et qui portent quelque chose d’indélébile : cette période « On copie les Américains, mais avec des paroles, des attitudes et un background français ». On aboutit à des trucs complètement bizarres où Doctor L copie le Bomb Squad et où Rockin’ Squat et Solo copient les discours du Parti Communiste mais en version « rue ». Je continue de trouver ça assez beau.

Une fusion, un Frankenstein musical, quelque part.

Oui, c’est un peu l’idée. Ces disques-là me parlent encore aujourd’hui, même si je pense qu’il y a aussi de la nostalgie là-dedans. Je n’ai même plus besoin de les réécouter en fait, je les connais par cœur. Les productions de Doctor L à cette époque-là, tout comme les productions de NTM, restent quelque chose de très fort. Ils ont formulé le son du rap français, au moins au départ. Ils ont été copiés à leur tour, puis à nouveau mélangés avec les Américains au milieu des années 90 – je pense à Mobb Deep, DITC, à toute cette époque – et ça a donné le son du rap français dès la fin des années 90. Mais toujours à la façon « française », en y ajoutant les pianos de Michel Berger par exemple, une certaine forme de mélancolie…

Qui écoutait ces disques-là à l’époque ? Toi par exemple, tu viens de Bergerac, tu y as eu accès en allant à Bordeaux, d’une manière un peu improbable, mais à part via les potes des potes, comment on accédait à ces musiques-là ?

A l’époque, même à Paris, les gens qui écoutaient le premier album de NTM ou d’Assassin, c’était surtout leurs potes et, par extension, des mecs comme moi qui avait deux-trois potes qui allaient de temps en temps à Paris, qui rapportaient des K7. Nous, on copiait tout ça sans trop savoir… des K7 de Big Daddy Kane, de NTM, des trucs de Radio Nova avec Dee Nasty qui ne rappait pas mais qui parlait. Disons que ça n’existait pas vraiment dans le paysage médiatique, même si ça a très vite explosé. Moi je venais d’une ville de province où il y avait juste trois b-boys, qui sont rentrés là-dedans par la danse, je trouvais ça bluffant. Et puis ensuite on m’a filé le deuxième album de Public Enemy. Je me souviens aussi du premier single de NTM, un peu plus tard, en K7 deux-titres, avec un fourreau cartonné, avec C’est Clair / Le Monde de Demain, et ça m’a bouleversé. J’ai été attiré par le rap d’abord grâce à la musique parce que je ne parlais pas anglais, mais là, je comprenais toutes les paroles ! A ce moment-là, mes parents me proposaient surtout de la musique classique et les Beatles, et d’ailleurs j’adorais ça, mais quand j’ai écouté du rap, je me suis dit : « Wow, ça c’est fait pour moi !». Ça a fonctionné direct.

Tu as senti que c’était le truc de l’époque, une musique qui parlait aux gars de ton âge ?

Evidemment, oui. Kool Shen et Joey Starr qui disaient des trucs que je ne savais pas formuler mais que je comprenais. Mes parents étaient plutôt très à gauche, donc j’étais préparé à ce genre de discours, ça me parlait. Tout de suite, j’ai filé à Bordeaux pour acheter le premier disque d’IAM en K7. En même temps, je m’étais abonné à des magazines de rock parce que c’étaient les seuls qui parlaient un peu de Nas par exemple. J’ai acheté Illmatic sur la foi d’une chronique dans Best qui disait que c’était un fabuleux poète. Je ne comprenais rien à l’anglais, mais j’ai adoré ce disque. Après, on se moquait un peu de moi au bahut, d’autant que j’avais acheté une paire de Creepers, et à part chez les b-boys, ça faisait un peu extraterrestre, mais je prenais le truc frontalement, avec ces paroles en français, avec lesquelles je suis plutôt super d’accord. Et puis j’avais des potes dans les cités locales, et ça leur parlait aussi. Traîner en bas de l’immeuble, j’ai connu ça avec eux parce que je ne viens pas du tout de la cité, j’étais plutôt privilégié, mais je n’en avais même pas besoin. Je comprenais ce que disait Joey Starr. Sur le fait que je découvrais vraiment à tâtons, au fur et à mesure, j’ai une petite anecdote que je racontais récemment à Bachir : j’ai découvert le rock bien après le rap, en jouant de la batterie dans des groupes de rock où les mecs écoutaient Led Zep. Et la première fois que j’ai entendu Moby Dick, de Led Zep, je me suis dit : « Les enfoirés, ils ont pompé Public Enemy, ils ont pompé Assassin ». Je ne savais pas ce qu’était un sample. Quelques temps plus tard, un DJ m’a expliqué comment tout ça fonctionnait, et c’est là que j’ai compris que mon analyse était complètement débile, et que c’était bien entendu Shocklee et Doctor L qui avaient samplé Moby Dick, et non Led Zep qui les avait plagiés ! On était un peu tous pareil à l’époque, je pense : Bachir, lui, me disait qu’au départ, il ne comprenait pas comment le mec pouvait faire autant de sons différents avec juste deux platines !

Ça peut paraître amusant mais il faut comprendre la manière dont on vivait tout ça en province. Je lisais les interviews de Cachin ou de Sear qui parlaient d’untel qu’ils avaient rencontré au lycée, de tout ce hip-hop parisien qui se connaissait et moi je me disais que mon bahut était nul, qu’il n’y avait personne. La Province, c’était le désert, la centralisation du pouvoir économique, politique et médiatique à Paris était désastreuse pour nous, on était des bouseux. D’ailleurs, même les labels ont mis des plombes avant de signer des rappeurs qui ne venaient pas de Paris. Quand je suis allé voir Sud Ouest pour écrire un papier sur NTM qui jouait à Bordeaux, ils m’ont regardé comme un martien ! Tout le monde s’est moqué de lui, mais moi je sais très bien de quoi parle Kamini. Mes grands-parents sont de Corrèze, du Lot. Les villages soi-disant pittoresques – mais en réalité complètement sinistrés par un chômage endémique et un ennui total, pire que dans une cité de la grande couronne -, les radios à la ramasse, les bals de campagne où ils passent Salt’n’Peppa, j’y ai passé des week-ends, des vacances. J’allais à la Fête de la musique à Bretenoux ou à Gramat, tu vois ? Mais même si on était un peu frustrés niveau son, je le vivais bien, on faisait notre hip-hop de provinciaux, on n’avait aucun vrai problème. Et l’avantage, c’est que les fils d’agriculteurs avaient la main verte de ouf et faisaient grimper des weeds de malade ! Aujourd’hui je m’en fous, j’ai fait mon chemin comme ça, je n’ai pas besoin de connaître tout le monde. J’ai avancé avec ma plume, mon discours, un peu en solo et grâce à quelques rédacteurs en chef qui ont eu l’idée de lire mes textes plutôt que de regarder combien j’avais de followers. Je suis plutôt discret, je ne vais pas dans les cocktails, même si tu y croises forcément des gens intéressants, des sources d’info aussi. Je suis un peu sauvage, parfois.

Quels albums tu cherchais à te procurer à ce moment-là ?

Je me souviens de Sex Packets de Digital Underground, parce qu’un pote m’avait fait écouter, c’était déjà très westcoast dans l’esprit, c’était vers 90-91. J’avais les deux albums de Public Enemy déjà sortis, Authentik, tout ça en K7 bien sûr, car je n’avais pas de lecteur CD à la maison, même si les CD existaient déjà. Je commande aussi Timide Et Sans Complexe, avec le titre Putain de Planète, vers 92. Je les avais découverts à Bordeaux, lors d’un showcase. Et là Doudou Masta me met une grosse claque, le mec improbable, avec une voix plus dingue que celle de Joey Starr – qui l’a rattrapé depuis. Et toujours ces propos avec lesquels j’étais totalement d’accord, bien sûr. Mes découvertes, c’était à tâtons : un coup via un magazine, la fois d’après via un mec que je ne connais même pas mais qui me parle de tel rappeur… Je fouine.

Les discours d’époque sur ces disques étaient d’ailleurs beaucoup plus centrés sur la société, le futur, le « vivre ensemble » si je puis dire, un truc assez revendicatif et violent, finalement. Assez noir, même.

Tout à fait, il y avait quelque chose de presque messianique, des grands discours sur la liberté, la politique… Aujourd’hui, les rappeurs appliquent cette grille de lecture à leur vie, c’est la liberté mais en version de poche, les grands drames de l’Histoire mais rapportés aux dimensions d’une cité de banlieue, et ce n’est pas forcément plus mal, d’ailleurs. On a à faire à des discours plus « quotidiens », plus intimes, plus vivants, aussi, par certains côtés. On est dans le singulier, là où Public Enemy, par exemple, était dans un discours beaucoup plus global, très général, mais finalement un peu froid, presque du domaine de l’idéologie. Et, fatalement, on a aussi à faire à des discours beaucoup plus individualistes, en effet. Dans Le Monde de Demain, NTM avait ce rêve d’être un haut-parleur qui s’adresserait à toute la société. Cette vision-là a en effet beaucoup évolué dans les années 90 et, au tournant des années 2000, on arrive à quelque chose d’autre, où le rap est devenu presque un chuchotement qui se parle à lui même, ou, à défaut, aux mecs de la cité d’en face, un discours que les profanes ont parfois même du mal à comprendre tellement c’est codé, plein de patois… Le rap a perdu ses rêves, c’est vrai, mais c’est parce qu’une bonne partie de la population qui le produit les a aussi perdus. Le rap est comme un témoin de ce qui se passe, on y décèle un certain nombre d’indices. C’est en ça que la musique est pour moi quelque chose d’important. L’évolution du discours du rap du premier NTM jusqu’au discours de Lunatic dit quelque chose de très important, d’un peu inquiétant aussi, sur la psychologie, le ressenti, les émotions des gens qui font du rap. Lunatic, c’est un désamour social puissant, là où NTM voulait converser avec la société, échanger avec elle, appeler les responsables à « aller faire un tour dans les banlieue, regarde ta jeunesse dans les yeux ». NTM avaient encore un rêve, Lunatic n’en a plus, c’est une cassure fondamentale. Ce n’est pas du tout un jugement de valeur, attention. Lunatic c’est brillantissime.

Disons que l’utopie du rap du début des années 90 avait vécu son heure, et on est revenu dix ans après à quelque chose de beaucoup plus concret, terre-à-terre et pragmatique, avec toujours beaucoup de fantasmes quoi qu’il en soit. Ce qu’est cette musique en réalité, pour moi, d’ailleurs : les mecs sont là pour balancer leurs délires.

Evidemment. Lunatic symbolise parfaitement ça, d’ailleurs : la différence entre Ali et Booba dans l’album de Lunatic indique déjà cette cassure radicale dans l’histoire du rap français, qui passe d’une espèce de rap vaguement gauchisant à quelque chose de très individualiste. Tu passes d’un « On est dans la merde, écoutez-nous », comme disait NTM, à « La société n’a pas voulu de nous, alors on l’emmerde, on va rester entre nous ». C’est le même décalage qu’a vécu le rap US avec quelques années d’avance, notamment cette cassure entre le rap de NYC et le rap de LA : d’un côté les « teachers », les « Stop The Violence », KRS-One, l’élévation par la conscience et tout ces trucs-là, et de l’autre un déferlement de violence sans objet ni but à part celui, très individualiste, qui surgit de Compton et qui dit : « Nique sa mère la fraternité, les anti-violence on vous baise, on va défricher le monde avec des Uzi et c’est comme ça qu’on va s’en sortir ». Dont acte, au passage… Bien entendu, ça s’est aussi produit à New York, je pense notamment à Mobb Deep et consorts, ça ne concerne pas que Los Angeles. Pour revenir à ta question, oui, c’est une musique dans laquelle il est parfois difficile de démêler le vrai du faux, c’est plein de délires, comme tu dis, très emporté, enflammé, plein d’hyperboles, de grammaire chelou, et c’est clairement ce qui fait la richesse de son propos. J’adore le rap aussi pour ça : c’est plein de trouvailles, d’idées que je n’ai pas eues.

A cette époque, t’es plutôt branché sur ce qu’il se passe aux US ou tu prends tout ce qui vient ?

Disons qu’en l’absence de médias, je prends un peu tout ce sur quoi je peux mettre la main. Le rap américain était très important pour nous, comme pour les rappeurs français qu’on écoutait. J’en parlais récemment avec Kool Shen, et je me rends compte qu’on écoutait les disques aux mêmes moments : Dre, Snoop, Brand Nubian, le premier Wu-Tang. Kool Shen avait des complexes de fou là-dessus, mais ça se comprend tout à fait. Moi j’étais fasciné par Brand Nubians et Big Daddy Kane, je trouvais qu’ils avaient un groove monstrueux dans la voix, aux frontières du chant mais malgré tout résolument rap, et très rigoureux dans les placements, un truc qu’aucun français ne parvenait à reprendre. Sadat X sur le premier Brand Nubian c’est un sommet ! Sur mon blog, il y a un bout d’interview très drôle de Kool Shen qui raconte la découverte de ce disque pendant l’enregistrement d’Authentik. Il a faillit tout abandonner tellement il était dégouté en entendant ça ! Les Américains étaient loin, ils étaient sur leur propre truc, alors que nous, il fallait qu’on l’adapte, qu’on trouve notre version. Après, j’ai toujours cru au rap français mais j’ai toujours été très sélectif et cassant : aujourd’hui, par exemple, je trouve que les mecs se reposent beaucoup plus sur de l’image et de la copie que sur un vrai travail, et même pleins de mecs de ce qu’on appelle la « nouvelle scène » que j’aime pourtant beaucoup.

Mais il y a aussi de bonnes ou de très bonnes copies, non ? Je prends un Kaaris, qui fait cette espèce de rap très pompé sur le rap US de ces dernières années mais à sa manière, avec son style, son charisme, son personnage.

Kaaris ne pose pas la question de la copie, mais celle de l’interprétation, de la singularité, et c’est très important. Il a beau s’appuyer sur des fondamentaux US, il est aussi très français. Mais là où il gagne, où Booba gagne aussi, c’est qu’ils ont une esthétique personnelle, ce qui manque aux trois-quarts des projets français. Peu importe qu’il n’invente rien, il s’invente lui, son univers, son interprétation, et c’est ce qui compte. En ce moment, j’écoute beaucoup My Krazy Life de YG : le disque est vraiment parfait, mais pourtant YG n’invente rien. C’est du gangsta rap version Compton, parfaitement dans les clous, mais avec une personnalité, une voix, une interprétation qui font qu’il n’est pas interchangeable. Ça m’a fait le même effet quand j’ai écouté le premier album de 50 Cent : le mec n’invente rien, c’est du pur gangsta rap, mais son album est mortel. Pour revenir aux Français, les réussites véritablement intéressantes sont le fait de gens très singuliers, qui sont partis du rap américain mais qui en ont tiré quelque chose de personnel. Kaaris est un très bon exemple, mais le meilleur reste Suprême NTM : ils ont toujours été à part. C’est une question de son, d’attitude et une question d’interprétation. J’en reviens toujours à ça, mais la bête noire du rap français, c’est l’interprétation. Les mecs pensent que si tu as un bon texte et un bon beat, ça marche, mais c’est faux. C’est ce qu’on regarde toujours chez les Américains : ce qu’on appelle le « show », la manière dont tu délivre le texte, dont tu incarnes ton blaze de rappeur, dont tu l’habites. Quand Kaaris dit qu’il va fumer ta sœur, il le dit avec un aplomb, une consistance et une voix, qui font que tu peux très bien y croire, et la réussite de son disque est en grande partie liée à ça. Que ce qu’il raconte soit vrai ou faux, on s’en fout, c’est la dimension spectaculaire du rap, sa magie, comme quand Biggie Smalls joue le méchant dealer : ce n’est pas sa vie, mais il est remarquable dans le rôle. Récemment, j’ai bloqué sur le disque de Joke, qui est bien représentatif de cette question : Joke est très bon quand il reste dans sa voix, qu’il te délivre des insanités avec une voix presque douce, un flow lent qui donne un côté encore plus dégueulasse à ce qu’il raconte. Mais lorsqu’il veut se la jouer rue et qu’il invite Dosseh, il se fait plumer immédiatement, il n’y arrive pas, tu n’y crois pas une seconde. Il a une voix fluette, il n’est pas dans l’ambiance « gros bras + kalashnikov » de Dosseh, ça ne lui va pas. C’est clairement un défaut d’interprétation. L’interprétation, c’est quand tu as l’impression qu’Akh est en train de pleurer en rappant, que Joey Starr va cogner l’ingé-son tellement il est à bout, que Kaaris va te dévorer, que Grems est littéralement en train de tomber de sa chaise. L’interprétation, c’est Tandem sur Vécu de Poissard, voilà. C’est ce qui rend une chanson vivante, réelle. Après, du côté des Etats-Unis, on passe notre temps à dire qu’ils sont meilleurs, mais la vérité c’est qu’il y a aussi des milliers de clones de Gucci Mane qui ne sont pas intéressants du tout. Mais ça, on ne s’en rend pas compte. Sinon, Schoolboy, Kendrick, j’aime beaucoup, ils ont une grosse singularité. Au-delà de ça, des mecs comme YG ou Future me bluffent vraiment. Pour moi Future est en train d’inventer un format, un truc qui va durer, j’adore ce qu’il fait.

Même si son dernier album a fait un flop. Mais Pluto a changé ma vie, il y a trois ans.

Exactement. Mais les flops, on s’en fout, ce n’est pas si important. Les Ramones aussi ont fait des flops… Je suis un poil déçu par Honest mais plus je le réécoute, plus je trouve que c’est un très beau disque. Il y a son personnage, mais aussi cette interprétation, cette manière de rapper et de chanter en même temps, cet autotune à peine audible, avec une fragilité malgré tout, et il n’y a que lui qui fait ça, ou en tout cas qui le fait de cette manière. Pour revenir au sujet, je voulais juste ajouter que je soutiens vraiment la scène française, je suis un gros auditeur de rap français, mais que globalement, je trouve que ça manque d’audace, de ce que certains appellent le show et moi l’interprétation. C’est un défaut majeur de la scène rap française. J’ai un début d’explication de ce qui empêche les rappeurs de se libérer : en France, on demeure marqués par une recherche de discours. Historiquement, le rap français s’est construit là-dessus. Ça se décoince un peu aujourd’hui, mais ça a longtemps gêné les rappeurs, comme un passage obligatoire, genre il faut « dire quelque chose », limite paraître intelligent, tu vois ? Je discute souvent avec des journalistes qui connaissent peu le rap et qui me disent : « Bon c’est sympa. Mais les mecs, véritablement, ne disent rien ». Mais ça n’est pas ça, le propos ! Gainsbourg non plus ne dit rien, il raconte des histoires d’amour ou des trucs imbitables sur une Antillaise qui à la peau « couleur café » ! Si on ne se souciait pas autant du sens, c’est là que ça en prendrait, paradoxalement. C’est très français. Ça me fait penser aux dessins animés français des années 1980, où on voulait faire des trucs intéressants pour que nos enfants deviennent super intelligents, mais à cause de cette espèce de dogme, on a produit des trucs finalement pénibles, chiants ou tristes. Et en face, les dessins animés japonais défonçaient dix fois plus, les mecs étaient mille fois plus libres, ils allaient dans les étoiles, ils avaient des flingues de ouf, c’était beaucoup plus chouette…

Dans ton parcours, à quel moment tu te dis que tu vas t’orienter vers le journalisme ? Et comment t’en es arrivé à faire ce que tu fais depuis le début des années 2000 jusqu’à aujourd’hui ?

J’ai toujours aimé l’idée du journalisme, j’ai toujours aimé les journaux… J’écrivais pour des fanzines, j’avais une émission de radio durant mes études. Pour moi, le journalisme, c’était une fonction quasi sacerdotale – bon, je ne suis pas reporter de guerre non plus, hein, je m’enflamme un peu… Et journaliste dans le rap, en plus, c’est une trappe financière, donc c’est quand même un peu chaud. Bref, quand il a été question de trouver quoi faire, je me suis dit que j’allais rapporter des infos sur ce que je connais, que je peux expliquer. J’écoutais NTM et j’étais persuadé que c’était important de porter la voix de ces gens-là ; un petit côté militant, quand même… Si je voulais interviewer NTM pour ma petite radio de province, c’est parce que ça me parlait, et aussi parce que j’étais persuadé que les autres n’avaient pas compris. Et il fallait que j’explique ce qu’il y avait en-dessous. Du coup, je me suis lancé et j’ai fait l’Institut d’Etudes Politique à Toulouse. C’est là que j’ai compris que je pouvais être utile sur un domaine que je connais, mettre mon expertise au service de ces trucs-là, sans que ce soit non plus un truc de fan.

Tu es arrivé au moment où le rap se développait de manière exponentielle en France. Tu avais conscience de ce contexte particulier sur les choix que tu allais faire ?

J’en ai pris conscience au fil de mes études, notamment parce que ma copine, qui avait une vraie culture pop à l’anglaise, qui écoutait les Boo Radleys et Divine Comedy, voulait soudainement aller voir la Fonky Family au Bikini, à Toulouse. Donc j’avais totalement conscience de ça. Après, ma seule obsession, c’était de rester fiable pour les lecteurs, de ne pas me faire aveugler par mon sujet, parce que j’étais en même temps très à fond, un peu fan, et que je pensais que ça pouvait être un vrai problème – ça l’a parfois été d’ailleurs. Il y avait aussi des gens que je trouvais très intéressants en matière de rap mais qui me débectaient en terme d’éthique, et je voulais arriver à les questionner. A l’inverse, certains m’ont d’abord profondément énervé mais j’ai fini par comprendre et par apprécier. Je pense à Booba, qui dit “L’argent pourrit les gens”, ça m’a rendu fou ce truc. Il ne rappait pas bien, il n’y avait pas d’interprétation et il arrivait avec ce truc très provocateur. Mais sans même me l’avouer, je comprenais très bien pourquoi il le disait, je voyais bien que l’époque changeait, que le rap faisait partie des indices et qu’il fallait raconter ça. Après, tu as aussi des mecs qui déroulent des raisonnements attrayants dans leur rap, mais qui s’appuient sur des éléments totalement faux, et je veux aussi les questionner. Et des fois, tu te rends compte que derrière le discours, il n’y pas d’assise, pas de fondement, beaucoup d’approximations. Il y a dans le rap ces histoires de « minorités opprimées », qui sont des problèmes sérieux, mais qui tombent vite dans la mémoire sélective, dans des clichés, parce que c’est servi par des types qui ne savent pas ce qu’il y a derrière, qui ne sont pas renseignés ou qui répètent un discours. C’est très dommageable, on nous prend vraiment pour des débiles. Mais quand tu discutes avec des rappeurs qui commencent à prendre de l’âge, tu te rends compte qu’ils sont comme toi, que vers 30-35 ans, ils ont aussi une pensée un peu plus mûre, un recul, et c’est aussi rassurant. Parler avec Joey Starr en 2014, c’est vivifiant, il est très juste. D’ailleurs, on a toujours dit que le rap était une musique de jeunes, mais ce n’est pas si simple. Pour moi, c’est surtout une musique de gens vivants, et l’âge lui donne d’autres atours. Parmi les premiers rappeurs à avoir dû négocier le virage de l’âge, à continuer à rapper en vieillissant, certains ont tiré de belles choses. J’aime autant les darons de l’Asocial Club, Hamé ou Akhenaton que Dosseh ou Joke, même s’ils sont plus jeunes dans leurs réflexions, leurs ambiances. Ils n’utilisent pas les mêmes ressorts, ni le même vocabulaire ou le même type de performance, mais tout ça est très intéressant.

Comment tu passes dans le milieu journalistique après tes études ? Tu arrives directement chez RER ?

Non, pas directement. En fait, en 99-2000, j’intègre l’IFP à la fac d’Assas. Une école de journalisme assez faible, mais avec un carnet d’adresses énorme. Du coup je décroche un stage chez Universal Music début 2000. Universal est alors obnubilé par Internet, qui existe à peine mais qui fait parler de lui à cause de Napster, du piratage, etc. A la promotion, Angélique De Roujoux avait compris qu’Internet allait devenir énorme et qu’il fallait quand même y être présent, donc elle m’as dit : « Tu identifies les sites qui vont péter, tu les appelles, tu leur envoies nos disques pour qu’ils fassent des chroniques ». En parallèle, son patron, Pascal Nègre, lui disait : « Jamais de la vie on enverra un disque à un site web ». Je me retrouvais dans cette situation paradoxale où j’envoyais des dossiers de presse pour obtenir des chroniques, mais sans envoyer le disque… Suite à ce stage, je trouve un boulot sur un site web avec lequel j’étais en contact et qui me propose un poste de rédacteur musique. Je pense qu’on n’était lu par personne car personne n’avait internet, mais on était très bien payé car les investisseurs trouvaient ça mortel, sans trop savoir où ça irait. Et puis forcément, ça a fini par s’arrêter. Je commence une longue traversée du désert, j’envoie des tonnes de CV. Et puis, comme par hasard, le seul magazine qui m’appelle, c’est RER. Jean-Eric Perrin me dit : « Je cherche un adjoint ». Je l’en remercie ici, surtout qu’il a été utilisé pour recruter quelqu’un que lui, avec son expertise, trouvait fiable, et qu’ils l’ont remercié ensuite. Du coup, j’ai en quelque sorte hérité de son poste – mais pas de son salaire, je pense.

Moi j’ai commencé avec RER à cette époque-là, à 16 ans. J’achetais R.A.P, RER, Tracklist… Tous ces trucs-là. Une période assez intéressante pour le rap en France.

Oui. Beaucoup de choses apparaissent à ce moment-là. Quand j’arrive chez RER, comme Jean-Eric Perrin n’est plus là, je fais à peu près ce que je veux tout en étant un peu newbie. Je découvre le milieu pro de l’intérieur : la promo, les coups de pression, les chaînes en or, tout ça… Je découvre ça tout seul. Le directeur de la rédaction me soutenait mais était très éloigné du sujet car il gérait aussi plusieurs autres magazines.

Vous étiez combien à la rédaction ?

J’étais le seul à vraiment être chez RER, avec un graphiste qui n’était pas sur place, et j’utilisais des pigistes, dont certains illustres comme T-Ra ou Fred Hanak, que j’ai rencontrés à ce moment-là, et un mec qui se faisait appeler Rafal et qui est aujourd’hui présentateur sur MTV – Raphaël Yem, que je salue au passage. Lui, il faisait la rubrique « indés », il était en contact avec l’underground de l’underground. Il connaissait les mecs qui sont devenus connus dix ans plus tard. Il faisait des papiers sur Médine et sur Skread en 2001, c’était complètement improbable.

L’aventure RER a duré jusqu’à quand ?

RER a duré plus longtemps que moi car je suis parti. Un jour, j’ai un message d’Olivier Cachin : « Bonjour Thomas, on ne se connaît pas, est-ce qu’on pourrait se rencontrer, je voudrais te parler de ton futur ». J’ai halluciné sur la formule ! On se voit et il me dit : « J’ai l’impression que RER, ça ne te plaît pas trop ». Ça m’étonnait parce que je n’en avais parlé à personne. La raison était que peu avant, on m’avait présenté mon nouveau « rédacteur en chef » alors que je gérais le truc seul depuis déjà un an, et je n’avais pas trop apprécié qu’on me mette ce mec dans les pattes, d’autant que le rap n’était pas son truc. J’ai su plus tard qu’un pigiste de RER avait dit à Olivier qu’à RER, il y avait un mec capable d’absorber des quantités phénoménales de boulot, et qu’il le faisait bien. C’est vrai que chez ,RER j’étais tout seul avec trois pigistes et qu’on faisait soixante pages par mois.

C’est quoi l’image d’Olivier Cachin à l’époque pour toi ? C’est un modèle ? Ou un mec qui est là on ne sait pas trop pourquoi ?

Je me dis deux choses : c’est un gars qui connaît très bien son sujet, aucun doute là-dessus, et qui a ses entrées partout. Mais en même temps, je me dis : c’est un loulou, il m’appelle parce qu’il a besoin de moi, donc on va voir, on va négocier. Il avait aussi cette image de gars ultra-connaisseur, que je regardais quand j’étais môme. Au moment de le rencontrer, je le trouve hyper sympa. Par la suite on est devenus très proches.

C’est assez drôle parce qu’à ce moment-là, dès qu’il faut parler rap en France, on appelle Olivier Cachin.

C’est presque le seul à savoir de quoi il parle à cette époque, oui. Du coup, je trouve ça génial, je le dis même à ma mère, que je faisais chier pour regarder Rapline quand j’avais 14 ans. Mais au bout du troisième rendez-vous, je lui dis : « Bon écoute, je ne sais même pas pourquoi on se voit, tu reprends un magazine de rap mais tu ne m’as toujours pas dit lequel. Est-ce que c’est Radikal ? » L’info tournait depuis quelques temps que Radikal était racheté, et je savais qui le rachetait. A ce moment-là, nos relations se détendent, il me dit cherche en effet un adjoint pour Radikal, et qu’il a besoin d’être en contact avec tous les mecs que lui ne connaît pas. J’ai trouvé ça lucide quant à ses propres limites. On est en 2002 et il y a pas mal de jeunes artistes indés qui arrivent de partout, il sent que quelque chose se passe. Je lui parle de DeBrazza Records, de Family Tree, de Capital D, de toute cette scène de Chicago sur laquelle je suis à fond… Sur la Côte Ouest, les Hieroglyphics, etc. Il ajoute à l’équipe Yasmina Benbekaï, qui est parfaite en tous points, à la fois en terme de connaissances du sujet et de relations, et on embarque.

Tu arrives chez Radikal et tu constates une véritable différence par rapport à RER ?

Deux différences majeures : d’une part, j’ai un boss qui sait où il va et qu’il connait le sujet, d’autre part, je commence à avoir une expérience. J’ai pris des coups de pression, je me suis embrouillé avec des rappeurs, des labels. Des embrouilles où des gars ont voulu me couper la tête – je ne détaille pas, ça fait partie de la légende. Je repense à Fdy Phenomen ou même Expression Direkt, à l’époque de la sortie de D.Terminé…

A ce moment-là, vers 2001-2002, il y a l’éclosion d’une nouvelle scène française dans le rap, un truc qu’on disait « alternatif » ou « expérimental », avec une approche différente. Ca t’a parlé cette nouvelle forme de rap ? Avec TTC, Svinkels & co, t’as ressenti une connexion comme avec NTM dix ans avant ?

J’ai vraiment trouvé ça mortel. Ce sont les premiers mecs en France qui font autre chose que ce qu’on fait habituellement. Et je comprends d’autant plus ces mecs-là parce que j’écoute les mêmes trucs qu’eux : les Living Legends, APC, Company Flow, même Anticon, même si je restais dans le même temps très mainstream ; j’adore Timbaland, les Neptunes…

Tu as vu, d’ailleurs, le documentaire sur cette scène rap française de 2000-2005 qui est sorti récemment, Un Jour Peut-Être ?

Oui, je l’ai vu. Ce qui est intéressant, c’est que les auteurs du documentaire, en voulant documenter une scène qui, en réalité, n’a pas véritablement existé, ont surtout documenté une époque, ce moment-clé où des gens ont souhaité faire « autre chose ». Que ce soit James Delleck dans sa direction, les résidus d’ATK dans une autre, TTC de leur côté, les Svinkels du leur, ça a donné quelque chose de très intéressant, même si ces mecs n’étaient ni tous copains, ni tous artistiquement dans la même voie… Ils avaient juste pour point de commun de ne pas faire ce qui passait à la radio, ce format auquel tout le monde essayait plus ou moins de se conformer pour espérer faire carrière. C’est vraiment ça qui était nouveau, et non pas cette fausse idée d’une « scène ».

Tu crois qu’il en reste quelque chose, aujourd’hui, de tout ça ?

Bien sûr, beaucoup de ce qui se passe aujourd’hui dans le rap français fait suite à ce que tous ces gars ont apporté, ça me paraît évident. Je vois un lien évident entre ce que faisait DeBrazza Records hier, et ce que fait un mec comme Grems aujourd’hui (même si lui faisait déjà partie de ce truc il y a dix-quinze ans, ça n’est pas forcément l’exemple le plus parlant). Mais tous ces jeunes rappeurs comme Entek, Willow Amsgood, Butter Bullets, Hyacinthe, ce sont tous des enfants de ça, indirectement. Et je pense qu’ils ne le savent même pas parce que l’influence n’est pas directe…

Pour parler de Hyacinthe que je connais très bien, effectivement, ce ne sont pas du tout ses influences. Pour être clair, je suis à peu près sûr qu’il ne connaît pas du tout la plupart des gars évoqués ci-dessus alors que sa musique a un lien clair avec eux, c’est intéressant. Les premiers morceaux entendus de Hyacinthe m’ont clairement rappelé ce que j’écoutais il y a une grosse dizaine d’années.

Tu étais dans ces trucs-là, toi aussi ?

Oui, carrément. J’écoutais DeBrazza, que j’ai découvert avec Maximum Boycott 1. Je bossais sur HipHopCore, donc j’étais à fond là-dedans. Mais vers 2004, c’est déjà le pic de créativité de tous ces mecs-là, qui ne vont faire que décroître derrière, quasi tous. Quand je réécoute la musique d’il y a dix ans et ce que font les jeunes aujourd’hui, ça ressemble à une coïncidence, mais certains ont du faire la passation : je pense à un gars comme Grems justement, qui a eu un rôle important…

La musique s’ouvre beaucoup dans les années 2000. A l’époque, le rap m’a amené vers l’électro. Les gars de TTC écoutaient ça à l’époque, c’était très clair, ils étaient déjà ailleurs. Tout ça s’est aussi joué à un niveau international : les Américains ont beaucoup pesé sur ce qui se faisait en France chez ces indépendants chelous. Je croisais souvent TTC, notamment via dDamage et Fred qui collaboraient avec eux. J’ai écouté des tonnes de trucs, des tapes jamais sorties de Fuckaloop, ce genre de choses, avec Para One à la prod. Pour moi, quelque chose allait sortir de ça, mais je ne comprenais pas tout. Fred dominait le sujet et me faisait écouter des tas de choses.

Pour contrebalancer ça, on a eu une deuxième moitié d’années 2000 très street, très ghetto, où les mecs sont plutôt revenus vers une approche plus dure et, je dirais, traditionnelle du rap. Avec LIM, Booba, Rohff, La Fouine, etc.

Oui et non. Ces mecs n’ont jamais cessé d’exister, les scènes se sont développées de manière parallèle. Pendant que TTC enregistrait son deuxième LP, son chef-d’œuvre, Booba enregistrait Panthéon, son chef-d’œuvre à lui. Il a aussi enregistré Ouest Side, qui est aussi un chef-d’œuvre. Finalement, la période était très créative, dans toutes les sphères, c’était génial. Le vrai drame a eu lieu un peu plus tard, selon moi, lorsque, surfant sur les succès des Booba et consorts, labels et radios n’ont plus misé que sur ça, ne cooptant que des sous-Booba, que des sous-Rohff. Là, on est rentré dans une période désertique où il y avait à peine un bon morceau qui sortait tous les trois mois. Je me souviens de cette époque comme quelque chose de très pénible. Il n’y avait plus rien, tout était sec.

Mais on est revenu un peu de toute cette scène avec Anticon, TTC et consorts, non ? Ces mecs-là ont changé ma manière de voir la musique, ils m’ont ouvert à certaines formes de rock, de pop, de musique électronique. Ils ont aussi décomplexé le rap en montrant que ça pouvait être autre chose. Ça a vraiment changé ma vie. Mais je pense qu’on en est pas mal revenu musicalement : réécouter aujourd’hui certains disques d’Anticon, c’est très compliqué, ça a mal vieilli pour la plupart… Et puis ça se voulait intellectuel et expérimental alors que ça ne l’était pas tant que ça, quoiqu’on en dise à l’époque, et moi le premier.

C’est vrai qu’il y avait ce côté arty intelligent et tout ce discours pété sur l’art, qui était un peu galvaudé, c’est clair. Et puis les mecs qui écoutaient ça avaient parfois cet insupportable sentiment de supériorité, tu vois… Effectivement, il est difficile de réécouter certains trucs de l’époque, mais je pense quand même que ça a pesé beaucoup plus que ce que l’on pense. Personnellement, ces mecs-là m’ont ouvert à d’autres choses que le rap : Tortoise ou Mogwai, je les ai découverts grâce à Dose One, par exemple. En retour, ça a fait venir au rap des tas de gens qui n’y seraient jamais venus, à cause de la fausse image dont cette musique bénéficiait médiatiquement. Sage Francis est un bel exemple de ces échanges, et il fait aujourd’hui des morceaux avec Yann Tiersen ; les DJ français font des prods pour Joke ou Kanye West… C’était une époque qui a décloisonné les genres, qui a eu un vrai impact, qui a diffusé le rap et lui a en retour apporté d’autres couleurs.

Ça rejoint un sujet que je voulais aborder, que tu as déjà mentionné dans des papiers ou des interviews : la place que peut avoir aujourd’hui le rap en France. Musicalement, mais aussi culturellement. Il y a un vrai problème de compréhension entre les codes du rap et ce que véhicule la musique, en France.

Je nuancerais. On a passé notre temps à dire qu’on avait quinze ans de retard sur les Américains, et c’est vrai. Mais, justement, il y a quinze ans, aux Etats-Unis, le rap n’est pas vraiment la culture dominante. Le « trop cool » président des Etats-Unis n’écoutait pas de rap il y a quinze ans, alors qu’aujourd’hui il drague Beyoncé et écoute Jay-Z. C’est très nouveau, il faut aussi s’en rendre compte. Dans les années 90, la bonne société médiatique américaine était horripilée par les propos tenus par Snoop Dogg, Dr. Dre ou d’autres. En France, c’est pareil : j’ai grandi dans une période où le rap n’était pas médiatisé, où il était incompris, voire méprisé. Or, je constate aujourd’hui que Booba fait la couv des Inrocks et de GQ, qu’il est interviewé sur France Info. Que Kaaris est invité sur France Inter et interviewé par une journaliste qui sait de quoi elle parle, que Rohff va chez Ardisson et Youssoupha chez Ruquier. T’imagines Joey Starr chez Drucker en 1995 ? Et on peut en citer beaucoup d’autres. Il y a une évolution en tous points similaires à celle des Etats-Unis. J’écris pour certains magazines depuis très longtemps, j’ai vu défiler un certain nombre de directions et, dans le même ordre d’idées, je constate c’est que plus le temps passe, plus j’ai à faire à des gens jeunes, parfois plus jeunes que moi, qui ont grandi avec le rap, pour qui ça n’est pas quelque chose de clivant, qui n’ont aucun mauvais a priori là-dessus. Et c’est là que ça devient intéressant : si ces jeunes gens ont grandi avec le rap, ils savent en parler mais ils savent aussi le critiquer. On entre dans une phase où un rappeur va pouvoir se faire démonter sur les ondes nationales parce qu’il s’est foutu du monde avec son album, alors qu’auparavant, quand France Inter recevait un rappeur, c’était déroulage de tapis rouge et sourire béat face à ces jeunes de banlieue qui savent parler et qui sont si courageux malgré leur malheur, et compagnie. Les rappeurs en France se plaignent beaucoup mais ne se rendent pas compte combien l’image du rap a évolué dans ce pays, ils ne se rendent pas compte combien AKH en a chié pour accéder à une chaîne de télé en 1998 ! Je ne dis pas qu’on y est arrivé, mais il faut se rendre compte du chemin parcouru. Et je souhaite préciser que les rappeurs eux-mêmes sont parfois à la masse quand ils se plaignent : je prêche pour ma paroisse, mais quand j’entends dire que les Inrocks ne connaissent rien au rap et ne savent parler que du Wu-Tang ou de Booba, ces propos sont pour moi le fait d’arriérés qui n’ont pas ouvert le canard depuis dix ans. Quand je vois le boulot que j’abats pour ce magazine, le soutien de la scène indé que personne ne connaît, les papiers sur Grems, la couv sur Joke en 2012 alors qu’il était méconnu, les longs articles sur Kaaris, sur Starlion ou A2H, qui sont des mecs inconnus au-delà du petit cercle du rap, j’ai quand même l’impression de me décarcasser pour que les choses se passent. Je viens de faire un papier sur Future. Il vend combien Future, ici ? 180 disques ? On ne parle que des stars américaines ? Et c’est pareil chez Rue89. Et je ne suis pas le seul à faire ce boulot, d’ailleurs.

Ces dernières années, les maisons de disque ont vraiment chacune essayé d’investir le paysage rap en France, notamment sur le modèle du jeune qui se construit avec YouTube et les réseaux sociaux avant tout. Je pense à Joke, mais aussi à Georgio, chez Believe, à Nemir, la MZ… qui construisent une identité sur le web avant tout. Tu as cette impression là aussi ?

Je pense que ça existait déjà il y a dix ans, mais le web n’était pas aussi développé. Les nouveaux modes de consommation du web ont changé la manière d’appréhender la musique. Mais je pense que ça peut se transposer à tous les mouvements musicaux. Ce qui s’est passé avec le web, c’est intéressant. Nekfeu me dit : « Avec le web, tu peux uploader tes vidéos, même si tu rappes avec les cheveux roses et un tutu, potentiellement, si des gens te regardent et décident que ça leur plaît, tu peux faire un million de vues ». Ce qui est important dans cette réflexion, c’est que le web a changé le mode de sélection des artistes populaires : les envies et les goûts du public ont beaucoup plus de place dans les logiques de production.

Tu es convaincu de ça ou ça n’est qu’une illusion ?

Non, ce n’est pas une illusion. 1995 en est l’exemple flagrant : en 2010, Universal Music ne cherchait à signer que des Rohff ou des Booba. Si 1995 avait envoyé une démo chez Universal à cette époque, le label ne l’aurait même pas écoutée. Mais ces gars ont mis leurs vidéos sur Internet, un ou deux millions de personnes ont trouvé ça super bien, et ce n’est que suite à ça que les maisons de disque se sont interrogées et sont allées les rencontrer – pour finalement les signer. Le bruit qu’ils ont fait sur le web, ils ne le doivent qu’au public, qui a fini par avoir raison des réticences de majors. Pour l’anecdote, j’ai vu pas mal de fois les mecs de 1995 à ce moment-là, je sentais qu’il se passait un truc, donc j’allais respirer un peu l’atmosphère. Eux étaient un peu désemparés parce que je les voyais de temps en temps, qu’on discutait dans des cafés, mais que je ne faisais jamais d’article. Ce n’est que quelques mois plus tard, quand j’ai senti que ça partait, que j’ai raconté tout ça dans un article, parce qu’il y avait une vraie histoire derrière.

Il y a un autre sujet, qui m’a véritablement conforté dans l’envie de t’interviewer. En fait, ça se découpe en deux points : d’abord, ton souhait profond, c’est de parvenir à un stade où les médias en France pourraient expliquer le rap à ton père. Et ensuite, ce qui t’intéresse vraiment, c’est ce qu’il y a derrière la musique, qu’elle soit belle ou laide, l’individu et sa manière de vivre, ce qu’il a voulu mettre en avant à son échelle. Comment ces éléments-là se manifestent dans ce que tu fais au quotidien ?

Je trouve qu’il y a peu de gens qui sont à la fois connaisseurs du sujet et capables de l’expliquer à des gens qui ne connaissent pas forcément, de satisfaire leur propre curiosité tout en comblant celle de l’auditoire. Mais ça prend du temps et de l’espace médiatique.

C’est ce que tu essaies de faire, il me semble. Tu n’es plus dans les médias spécialisés mais plutôt les médias généralistes : Les Inrocks, Chronicart…

Oui, mais le fait de quitter la presse spécialisée, à la base, n’était pas un choix. Radikal a fait faillite, et les autres magazines aussi, donc à un moment, si tu veux continuer à écrire, tu vas parler à d’autres journaux. Mais finalement, j’y ai trouvé un vrai intérêt, parce que je n’y aborde pas le rap de la même manière que dans, par exemple, Radikal. Parvenir à expliquer ce qu’est le rap et l’intérêt qu’il présente à des gens qui ne le connaissent pas ou qui n’accrochent pas à la base, c’est un vrai défi. Je suis par exemple une brêle en économie, mais pourtant je suis certains dossiers dans Le Monde et je crois que je comprends à peu près tout, j’ai l’impression de comprendre peu à peu des choses auxquelles j’étais très étranger, et d’y trouver un intérêt parce que je saisis l’endroit où ça se répercute dans ma vie sociale. Mon travail sur le rap, c’est un peu pareil. J’ai par exemple écrit un long reportage sur LIM dans Le Monde Diplomatique il y a quelque temps. Le lecteur du Monde Diplo, c’est mon père : il n’a jamais écouté de rap, il sait à peu près ce que c’est, mais en fait il n’y connaît rien. Si je lui faisais écouter un album de LIM, il trouverait que ça fait « Zim boum boum », c’est tout. Cependant, derrière les disques de LIM et le succès qu’ils ont, il y a d’autres questions. Et ça, ce sont des choses qui peuvent intéresser les lecteurs du Monde Diplo. Même moi, ça m’intéresse sur des courants musicaux que je connais mal. C’est ce que j’essaie de mettre en avant : pourquoi ce truc existe et comment il existe, et que dit-il ? Le fait d’aborder un disque sous un autre angle que celui du « bon disque/mauvais disque » révèle quelque chose d’autre que la seule musique, et c’est souvent très intéressant.

La moindre histoire derrière un disque peut s’avérer être pertinence à creuser, du coup.

Oui, il y a même de mauvaises musiques avec de bonnes histoires. Dans Le Monde Diplomatique, ce qui les a intéressés chez LIM, c’est la manière dont ce mec, qui ne passe pas à la radio, qui vit solo dans sa cité de Boulogne, a été capable de placer un disque d’or en quelques semaines. Ils se sont demandé : “Qui a acheté son disque ? Pourquoi ? Qu’y a-t-il derrière ? Comment son discours qui semble inaudible médiatiquement s’est faufilé à travers les murs des cités de toute la France ?” Au passage, les maisons de disques se sont posé la même question. Je me souviens que chez Universal, ils étaient sciés, ils n’avaient jamais entendu parler de ce mec quand Delinquants’est retrouvé en tête du top albums. Et précisément, c’est là qu’il y avait une histoire à raconter, celle de ce rap de proximité qui ne raconte pas d’histoire, qui ne se vit pas dans un jacuzzi en cinémascope, qui raconte des choses très vraies, qui donne beaucoup d’indices. C’est un rap qui a braqué un PMU, qui est reparti avec 2000€ et qui a pris un an de prison, ce n’est pas un rap qui deale des quintaux de coke et qui fourre des centaines de filles tout en pilotant un jet, tu vois ? Un jour, LIM m’a dit : « J’ai gagné de l’argent avec mon disque d’or, mais il est hors de question que je me fasse avoir comme ces crétins qui s’achètent une Lexus et font les mongols sur les Champs, puis se font arrêter parce qu’ils n’ont pas de permis ». Quand il a eu de l’argent, il a acheté une cave de sa cité, il y a financé un studio de fou, et il enregistre les mecs de demain. Et son rap ne dit pas autre chose. Il dit : « Vous ne voulez pas de nous ? On va alors rester entre nous, on fait nos affaires, et c’est aussi bien comme ça ». Après, tu peux raconter des histoires, c’est autre chose mais c’est tout aussi difficile : Kaaris, Notorious BIG, Rick Ross, Booba y arrivent très bien. Tu as l’impression qu’ils sont vraiment ce qu’ils racontent, tu le vis. Entre ces deux types de rap, tu as les rappeurs moyens qui n’ont soit pas de vécu, soit une plume fade, soit aucune notion d’interprétation et qui n’arrivent pas à trancher entre fiction et réalité, qui se la racontent un peu bêtement. Typiquement, ce sont ces mecs qui fument des couplets entiers à te dire qu’ils déchirent, mais paradoxalement, il n’y a pas un seul moment où tu te dis : « Wow, ce mec déchire ». C’est un paradoxe que j’aime bien relever.

D’un point de vue musical pur, on ressent ce gouffre important entre ce qui se fait dans le rap US et ce qui se fait en France. Quand tu vois tous les sous-genres qui existent aujourd’hui aux Etats-Unis, c’est d’une richesse incroyable, avec des différences dans toutes les régions : Chief Keef, King Louie et les gars de Chicago, Main Attrakionz à une époque dans la Bay, Gucci Mane et ses milliards de clones, Future et tous les mecs d’ATL… On a connu une véritable explosion esthétique ces dernières années aux Etats-Unis que l’on peine à retrouver, au moins en partie, chez nous. Ce décalage, ça a toujours existé pour toi ? Tu vois une évolution dans ce constat ?

Déjà, je dirais que nous n’avons pas trois cents millions d’habitants et que cette variété géographique peut expliquer en partie cette différence. Ceci étant, on a eu des courants assez différents dans le rap français, même si ça n’existe plus trop aujourd’hui, mais quand je vois des Français qui font des sons pour l’ASAP Mob, je me dis qu’on n’est pas si à la traîne que ça. La différence se fait beaucoup au niveau du talent, de l’idée, tout simplement. Je pense que les producteurs et les rappeurs français manquent un peu d’audace et de visions – quand tu vois ce que font les jeunes producteurs d’électro, genre dDamage, la Mverte, Club Cheval ou autre, qui sont maintenant bien côtés aux Etats-Unis. Les rappeurs vivent encore beaucoup dans ce complexe vis-à-vis des Etats-Unis, on se demande ce qu’ils vont faire pour agir ensuite, de manière un peu attentiste. Il y a peu de mecs qui s’éclatent vraiment dans le rap français.

Cette idée du producteur avec une vision, tu la retrouves récemment chez G.O.O.D. Music, qui va chercher quelques producteurs d’électro européens pour ses albums à venir. Les Evian Christ, Hudson Mohawke…

G.O.O.D. Music, c’est très particulier, parce que c’est Kanye West. C’est un véritable innovateur, qui a poussé les murs, parfois envers et contre tous, il n’a pas fait deux albums qui sonnent de la même manière, il n’a jamais eu peur de se mettre à dos un public qu’il venait d’acquérir. Kanye West m’a longtemps fatigué, mais depuis son disque808 & Heartbreak, il me bouscule régulièrement. Il est un peu unique, il y a très peu de mégastars qui osent se contredire artistiquement de cette manière d’un disque à l’autre, qui osent prendre ce risque. Lorsqu’il a sorti son dernier disque, au même moment que celui de Jay-Z, c’était très clair : tu as le vieil éléphant assis sur ses recettes classiques, qui gère sa carrière, incapable de faire un pas de travers, et le mec qui te sort un truc que les mecs qui ont aimé son dernier disque pourraient très bien détester. Cependant, je trouve beaucoup plus intéressant ses propres disques que ce qui sort de son label.

J’ai exactement le même regard, c’est marrant.

Cet album 808, c’est le contraire de ce qu’on attendait de lui, mais ça fonctionne parfaitement. Son dernier, Yeezus, est bien dingue aussi. Mais quand on parle de vision, forcément, Kanye West, c’est le meilleur exemple que l’on puisse trouver. Le mec n’est guidé que par ça. Le parti-pris sur Yeezus est tellement radical, la composition est tellement intéressante, et en même temps chaotique… Il y a trois albums dans Yeezus. Je hais le personnage, qui m’a quand même bien l’air d’être un bon gros prétentieux, mais je trouve sa musique tellement forte que ça en devient une vraie expérience fascinante. C’est un des rares mecs qui vient du hip-hop capable à la fois de compromis et d’absence de compromis. J’ai interviewé des milliers de rappeurs, et je constate que suivant la manière dont tu tournes ta question, tu connais la réponse. Avec Kanye West, tu peux mettre toutes tes certitudes à la poubelle. Je l’ai interviewé une fois, et je l’ai trouvé insupportable, hautain, dédaigneux, distant, mais il ne parlait pas le même langage que tous les autres, ceux qui viennent te dire que leur album est formidable, etc. Kanye West te parle d’autre chose. On en était venus à parler de Nas, je ne sais plus pourquoi, et il nous avait dit : « Pourquoi tu me parles de Nas ? T’aimes bien Nas ? T’aimes bien les loosers ? ». Et six mois après, son album sort – Late Registration – et il y a un featuring avec Nas dessus. Kanye West. Voilà.

Pour revenir à toi, au-delà de tes activités dans les médias, tu es aussi connu pour avoir sorti les livres Combat Rap, avec Fred Hanak. C’est un style de livres que l’on voit peu souvent en France, d’où l’intérêt que ça a suscité chez pas mal de gens, moi le premier. Tu peux nous raconter la collaboration avec Fred et votre objectif à travers ces livres ?

On avait emmagasiné énormément de matériel, d’interviews, et quand Radikal s’est terminé, en 2005, on s’est dit qu’on ne publierait jamais tout ça ailleurs. On avait appeléLibé et quelques autres, mais ça ne les a pas intéressés, et on trouvait dommage que ces éléments-là ne soient jamais publiés. J’ai donc fait le tour des éditeurs avec cette idée de témoignages qu’il fallait conserver. Et je suis tombé sur un éditeur qui n’en avait rien à foutre du rap mais qui, en lisant les interviews, a trouvé les personnages fascinants. Il m’a fait venir à son bureau, puis il est parti dans un monologue où il m’expliquait que le rap n’est pas de la musique, des trucs comme ça. Grosse ambiance. Je me demandais pourquoi il m’avait fait venir… Et à un moment, il me regarde et me dit : « Mais qu’est-ce que c’est que ce mecs ? Où est-ce que vous les avez trouvés ? C’est quoi RZA, tout ça, d’où ils sortent ? C’est des extraterrestres ! ». Je lui explique que ce sont des gens du rap, que c’est différent du rock. Il me dit : « Putain, on va le faire votre truc, c’est génial ! ». Effectivement l’interview de RZA et celui de Clinton que je lui avais fait lire étaient un peu ésotériques…

Je suis un gros lecteur de livres sur la musique, il y a peu de livres en français et beaucoup en anglais. Du coup, un livre sur le rap en France, c’est de fait assez singulier. En étant très honnête, je pense que les interviews auraient été plus à leur place dans le cadre d’un magazine de spécialistes que d’un livre, ça sonne un peu étrange. Mais je reconnais la valeur du travail, l’introduction et la perspective que vous donnez aux choses.

Si je dois faire une critique à ce livre, c’est qu’on a trop axé les interviews sur l’époque, au détriment de la matière rap elle-même. On se retrouve avec des interviews assez anglées, peut-être un peu difficile d’accès pour le non-connaisseur, alors que j’aurais aimé que ce soit le contraire. Ce sont nos premiers bouquins, on était entre deux trucs : est-ce qu’on était des spécialistes ou des vulgarisateurs ? On n’avait pas vraiment tranché ça. Les deux volumes de Combat Rap pêchent par ce manque de décision. Ça mériterait d’être réactualisé. D’autant que ça a très bien marché, on en a écoulé entre 3500 et 4000 exemplaires de chaque. Et puis il y a eu aussi deux ou trois accrocs à la con qu’on aurait pu éviter, mais je reste quand même très content de ces deux livres.

Tu peux nous parler de cette collaboration avec Fred Hanak ?

Ce que j’aime chez Fred, c’est son côté exalté, au sujet de choses que, de prime abord, tu peux trouver parfaitement banales. Il a une belle sensibilité artistique, notamment parce qu’il construit lui aussi de la musique et qu’il sait exactement comment telle musique est construite et pourquoi elle est faite comme ça, d’où elle vient. Et je pense que c’est important dans le métier de journaliste musical que de savoir non pas seulement si la musique est bien mais pourquoi elle a été construite comme ça. Après, au niveau du boulot, c’était assez difficile, parce que c’est quand même lourd d’écrire un bouquin, mais c’était hyper bien. On n’a pas exactement le même mode de fonctionnement, mais on se retrouve sur le plan émotionnel, sur le fait d’être touché par tel ou tel disque, sur le ressenti de la musique.

On sent une manière de faire assez cohérente entre vous. Vos visions, vos connaissances du sujet, vos manières d’en parler… On sent un lien fort entre vous, même à distance.

A distance, oui, car finalement, on ne se voit pas des masses. Mais à l’époque, même si beaucoup de choses se sont passées par mail, on se voyait tout le temps. Je pense qu’on est les deux seules personnes qui auraient pu se rencontrer pour faire Combat Rap, et qui ont fait que les livres sonnent presque comme des disques par endroits. En fait, on parlait beaucoup et ça a été super important. Fred glisse facilement sur les sons, les mots, les associations d’idées. Il aime l’absurde, les enchaînements d’idées, les mots qui fusent, et moi aussi. De fil en aiguille, au cours de nos discussions, de blagues en associations de bêtises, on allait parfois assez loin, jusqu’à en tirer des concepts, des formules bizarroïdes, des néologismes, qu’on essayait de placer dans le texte. Il est très impulsif, et c’est assez beau. Après, ça a été assez dur de faire Combat Rapavec lui, car je gérais un peu tout avec l’éditeur, le rendu des textes, les corrections en dernier recours… Fred est très pertinent sur l’écriture, mais il ne fallait pas lui demander de discuter avec l’éditeur ou autre. Sur ce plan-là, il me faisait totalement confiance, donc je le faisais. Mais bon, ça me convenait très bien au final.

Aujourd’hui, tu es dans une position plutôt installée en tant que journaliste, vu de l’extérieur. Comment tu vis ça de ton côté ?

En ce qui me concerne, je suis encore dans une lutte permanente avec les rédactions, je ne me sens pas du tout installé, il y a encore beaucoup de travail. Mais je sens aussi que, de plus en plus, les gens qui sont aux postes-clés dans une rédaction sont des gens qui ont grandi avec du rap, du rock et de la musique électronique et à qui tout cela ne pose pas de problème. On est dans une période charnière et je suis assez optimiste pour le rap dans ce cadre-là.

Tu crois qu’on a tourné la page de la presse spécialisée rap en France ?

Pas du tout, mais désormais, elle est surtout le fait de blogs spécialisés plutôt que de supports papiers, ou de sites comme l’ABCDR, qui propose un beau travail de vulgarisation, qui s’exprime avec un contrat de lecture bien foutu qui lui permet d’aller au-delà des cercles spécialisés. Au final, tous ces supports, auxquels je rajoute la presse magazine qui aborde régulièrement le sujet, font que l’information est diffusée, donnent au genre une vraie visibilité, c’est important et c’est surtout relativement récent. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, lorsqu’il y a une blague sur Booba à la télévision, les gens peuvent comprendre, même s’ils se foutent du rap. On ne s’en rend pas forcément compte, mais le rap s’est dispersé, de manière latente, un peu partout.

Pour revenir à la presse spécialisée, ce n’est plus mon quotidien parce que je recherche autre chose. Avant je me sentais comme un évangéliste, mais comme je m’adressais à des gens qui étaient déjà convaincus, je n’évangélisais personne. Aujourd’hui, je suis plus dans l’optique d’un passeur, et c’est pour ça que je vise la presse généraliste, parce que c’est là que quelque chose doit se jouer : ce que je trouve le plus difficile pour moi en tant que journaliste et passionné de rap, c’est de ne pas pouvoir claquer deux pages dans Le Monde sur tel ou tel rappeur, avec un bel angle, un propos étayé. Là, il y a un vrai travail à faire, quelque chose à développer. Aux Etats-Unis ou en Angleterre, ce genre de chose existe, les personnages du rap et leur culture sont parfaitement intégrés au paysage. Le New Yorker ou le Times sont capables de consacrer de longs articles au rap, sans pour autant que le propos soit bien-pensant, dilué ou fade. Ils considèrent juste que ça fait partie de la chose culturelle, que c’est important, qu’il faut en parler avec le même sérieux que n’importe quel autre artiste ou phénomène. J’y travaille, et je ne suis pas le seul. Ça fait longtemps que je n’ai pas écrit un bon gros papier bien pointu, ça me manque énormément et c’est ce que je veux arriver à faire. Je rêve de ce format dans lequel les spécialistes viendront pêcher de la vraie information inédite, tandis que d’autres, moins connaisseurs, vont aussi y trouver un intérêt, que ce soit dans le relief du personnage, dans l’histoire – ce que les Américains appellent, précisément, une « story ». Et puis j’ai aussi envie de parler d’autre chose que de rap, hein… Je ne me sans pas rock critic ou rap critic, je déteste ces termes, ça ressemble à de l’idéologie. Je suis simplement un reporter, avec un fort accent rap.

Et le métier de journaliste ?

Globalement, être journaliste et vouloir parler de rap, c’est une galère sans nom, notamment en raison du manque de support, et de place dans ces supports. Tu es dédié à un truc qui t’intéresse et que tu as envie de porter, mais parfois il y a un côté pèlerin ; on doit (ré)expliquer sans cesse, redonner des gages, tout reprendre à zéro, c’est très compliqué. Tout n’est pas noir cependant : aux Inrocks, il y a une poignée de mecs ouverts et enthousiastes qui, à eux tous, maîtrisent à peu près tout ce qui se fait en musique. Lorsque tu parles à Jean-Daniel Beauvallet de n’importe quel rappeur, même s’il ne le connaît pas, il comprend très bien ce que tu es en train de lui dire, il est armé pour ça. Il n’aime pas forcément ce type dont tu parles, mais il va rapidement comprendre si c’est important ou pas. Après, le problème, y compris dans Les Inrocks, ce sont les formats, le manque de place que je viens d’évoquer.

Je rajoute un truc concernant le métier de journaliste dans la musique : il faut savoir se remettre à sa place. Je me fais souvent cette réflexion avec un ami qui est attaché de presse et qui se prend, comme moi, des méchantes montées de stress au sujet du boulot : on fait quelque chose qui tient du luxe. Je veux dire : la musique, le rap, le fait d’écrire dessus, ça n’est pas « important », dans le sens où sont importants certains métiers. Je me fais cette réflexion lorsque je délaisse ma femme ou mes potes, parce que « c’est putain d’important cet article ». Mais en fait, ce n’est pas vrai, ce n’est pas important, c’est un article sur un musicien. Je ne gère pas les finances d’un Etat ni le service hospitalier de mon arrondissement. Je grossis le trait, bien sûr, parce que je pense que ce qu’on fait est plus important qu’il n’y paraît, mais je trouve qu’il y a une certaine arrogance chez les gens de ce milieu à penser qu’ils sont indiscutablement indispensables. Les journalistes qui parlent mal aux attachés de presse, qui prennent même parfois leur lecteur pour une merde qui ne comprend rien, ce petit entre-soi insupportable de gratte-papiers dédaigneux…

Tu bosses où régulièrement aujourd’hui ? Le Mouv, c’est fini ?

Oui, je faisais une chronique de temps en temps, c’était très bien mais ça vient de s’arrêter. Je continue de rôder autour de Radio France, qui est une maison que j’aime beaucoup, j’ai une poignée de projets, mais ça met du temps à se mettre en place. Sinon, j’ai repris les rênes de Musique Info, un canard professionnel sur l’industrie du disque et les problématiques de la filière, et je travaille régulièrement sur Les Inrocks, Le Monde Diplomatique et Rue89. Après ça, j’ai une vie très speed, j’ai toujours des tas de projets, des tas d’envies, et je manque de place, de temps – mais jamais d’enthousiasme. Je suis en vie, et je pense que j’ai le meilleur job du monde !