[Note de lecture] "L’inquiétude de l’esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ?", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

 
Ambitieuse entreprise de Béatrice Bonneville-Humann et Yves Humann : réunir 21 poètes autour de la fameuse question de Hölderlin, « wozu Dichter in dürftiger Zeit ? », diversement traduite par « à quoi bon les poètes en temps de manque ? »(D. Cohen-Levinas), « pourquoi des poètes en temps de détresse ? »(J.-C. Pinson). Jean-Luc Nancy reprend l’ensemble du vers de Hölderlin et propose : « Je ne sais pas pourquoi il y a des poètes en un temps d’indigence. » Le titre du volume déplace encore la question : « pourquoi la poésie en temps de crise ? ». Selon les poètes, les approches et les réponses sont assez différentes, mais des lignes de force se dégagent de l’ensemble, et elles font tout l’intérêt de ce volume collectif. 
 
Jean-Luc Nancy passe par une étude très attentive et détaillée du poème de Hölderlin, Pain et vin, pour montrer que « le divin manque, mais le poétique le supplée ». Danielle Cohen-Levinas, dans de belles pages sur Celan, montre que la poésie, face « au ciel vide, à un Dieu mort », peut encore être une réponse au désastre. Pour Jean-Claude Pinson, la poésie est  aujourd’hui un mode de « résistance » par son travail de langue et son appel à « une autre habitation possible de la terre. » Dans des contributions plus polémiques vis-à-vis de l’état actuel de la poésie, M. Deguy et M. Rueff éclairent la crise qu’elle traverse mais tout autant sa persistance à viser « l’horizon d’un travail, à même la langue, en direction de l’expérience pour dire le réel ». 
 
Et c’est bien autour de la réalité que semble s’orienter le débat : Pinson, Rueff, Ancet, Sacré, Deguy le remettent en perspective historique, mais leurs conclusions se rejoignent : l’époque est vaseuse ou invivable dans « son malheur » (J. Sacré), ses violences (N. Evantinos), ses mirages technicistes (J. Ancet), son épuisement (J-.C. Belleveaux)… La poésie ne nie pas cet état de faits, mais elle est là pour « ne pas renoncer » (J.-Y. Masson). Elle apparaît bien comme un levier capable, sinon de faire renaître l’espoir, du moins de parvenir à une forme d’apaisement, voire de joie. En quelque sorte la crise ne tue pas la poésie, elle en accentue au contraire la nécessité. 
A partir de ce diagnostic, il y a peut-être deux perspectives qui se font jour selon que les poètes vivent dans un monde avec ou sans dieu. Pour les premiers, la poésie peut se confondre avec une « aventure spirituelle » (P. Mac Leod, G. Bocholier) ou bien porter une vision du monde largement marquée par leur foi (J-.P. Lemaire, J. Chavanne). Pour les seconds, « sans arrière-monde ni lueur divine », la poésie peut être le lieu d’un « merveilleux profane » (J.-M. Maulpoix), d’une « annulation de tous les clivages » (J. Ancet), « un espace de traversée » (N. Judice), « une adéquation au monde » (M.-C. Bancquart), « un avenir autre » (C. Bohi)… 
 
Si une « inquiétude de l’esprit » se manifeste bien chez tous les auteurs, on perçoit avec autant de force une confiance en la poésie pour dépasser cette crise et proposer une issue : la poésie peut être « libération »(J. Ancet), « bonheur d’être dans les mots » (J. Sacré), « épiphanie » (J.-P. Lemaire), « émerveillement » (J.-M. Maulpoix). Nul doute que lire ce refus de la désespérance fait du bien, à l’encontre du nihilisme diffus de l’époque, aussi sournois que poisseux. Mais cela n’interdit pas la conscience de la fragilité : la poésie peut n’être que « trace d’un passant » comme le rappelle P. Faugeras à propos de l’œuvre de Nanetti Oreste Fernando, interné durant 40 ans et auteur durant cette période d’une « fresque » dont il ne reste presque plus rien. Donc, « Plutôt la modestie. », comme l’écrit Jaccottet à la fin de son texte, qui clôt le volume. Certes. 
Mais si aucun des poètes présents dans ce livre ne prétend prendre la posture hugolienne du poète-phare, il y a bien, globalement, à travers la diversité des trajets individuels, une affirmation de la poésie comme moyen de rester vivant dans un monde mortifère. « Rien de plus. » (Jaccottet), sans doute, mais ce n’est pas rien. 
 
[Antoine Emaz] 
 
 
L’inquiétude de l’esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? 
Sous la direction de Béatrice Bonneville-Humann et Yves Humann 
Editions nouvelles Cécile Defaut 
326 pages – 21€