Gros-Câlin est le premier roman que Romain Gary a décidé de publier sous le pseudonyme d’Emile Ajar, ce qui lui donne certainement une importance particulière et m’a donné très envie de le lire.
Le début de l’histoire : Un parisien de trente-sept ans, nommé Cousin, qui travaille dans les statistiques et vit seul dans un petit deux-pièces, se prend d’affection, au cours d’un voyage en Afrique, pour un python de deux mètres de long et le ramène avec lui à Paris, dans son appartement. Comme le python ne cesse de s’enrouler « affectueusement » autour de lui, il le nomme Gros-Câlin. Naturellement, cette adoption insolite fait jaser le voisinage et aussi ses collègues de bureau, parmi lesquels se trouve une très séduisante jeune femme noire, nommée Irénée Dreyfus, dont Cousin est secrètement amoureux et avec laquelle il espère bien marier. Mais comment faire accepter à une jeune femme la présence de Gros-Câlin ? Par ailleurs, le python ne peut se nourrir que de proies vivantes : souris ou cochons d’Inde, et il se trouve que Cousin éprouve une grande tendresse pour ces petites bêtes, ce qui lui cause un grave problème de conscience. (…)
Mon avis :
Ce livre réussit à nous amuser avec des thèmes aussi peu réjouissants que l’angoisse de la solitude et les manques affectifs jamais comblés.
Le personnage principal, Cousin, est un personnage d’une telle naïveté qu’il se croit réellement aimé de son python et qu’il se leurre totalement sur les liens qui l’unissent (ou plutôt, justement, ne l’unissent pas) à Mademoiselle Dreyfus.
Il y a un travail extraordinaire sur le langage et les expressions toutes faites, des trouvailles dans l’agencement des mots, qui se rapprochent à mon sens de la poésie.
On a l’impression que l’auteur ne se fixe aucune limite, que toute digression, même la plus farfelue, est possible, et en même temps le livre reste parfaitement cohérent de bout en bout et se concentre toujours sur l’essentiel du propos.
On remarque aussi l’esprit de dérision qui anime Romain Gary lorsqu’il parle des opposants à l’avortement et de leur « droit sacré à la vie » (le livre a été publié en 1974, au moment du violent débat sur l’IVG), ou encore lorsqu’il parle des actions humanitaires et de leurs partisans.
Ce beau roman, sous des dehors tout à fait fantaisistes, laisse transparaître une belle sensibilité et dresse un constat lucide sur la solitude et la souffrance morale, dans un foisonnement et une surenchères verbale assez poignante.
J’ai choisi cet extrait, qui est la première page de Gros-Câlin :
Je vais entrer ici dans le vif du sujet, sans autre forme de procès. L’Assistant, au Jardin d’Acclimatation, qui s’intéresse aux pythons, m’avait dit :
– Je vous encourage fermement à continuer, Cousin. Mettez tout cela par écrit, sans rien cacher, car rien n’est plus émouvant que l’expérience vécue et l’observation directe. Evitez surtout toute littérature, car le sujet en vaut la peine.
Il convient également de rappeler qu’une grande partie de l’Afrique est francophone et que les travaux illustres des savants ont montré que les pythons sont venus de là. Je dois donc m’excuser de certaines mutilations, mal-emplois, sauts de carpe, entorses, refus d’obéissance, crabismes, strabismes et immigrations sauvages du langage, syntaxe et vocabulaire. Il se pose là une question d’espoir, d’autre chose et d’ailleurs, à des cris défiant toute concurrence. Il me serait très pénible si on me demandait avec sommation d’employer des mots et des formes qui ont déjà beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie.
Le problème des pythons, surtout dans l’agglomérat du grand Paris, exige un renouveau très important dans les rapports, et je tiens donc à donner au langage employé dans le présent traitement une certaine indépendance et une chance de se composer autrement que chez les usagés. L’espoir exige que le vocabulaire ne soit pas condamné au définitif pour cause d’échec.