[Note de lecture] Anne Letoré & Françoise Lison-Leroy, "Tabliers & maillots de bain", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

 
Il est un livre, ce livre, qui peut se lire en écoutant les compositions de Hildegard von Bingen, sublimes de profondeur mystique. Ce livre, un tressage de voix et de formes : prose narrative et poèmes hachés et dessins d’objets. La prose d’Anne Letoré narre une enfance passée dans un internat de bonnes sœurs, une éducation rigide et stricte parmi « ces filles engluées en file indienne ou en arc de chorale pubère ânonnant des prières que nous aurions préférées sautillantes et colorées », une enfance bridée dans sa joie première de vivre et dans son désir d’espace, celle d’une enfant se considérant vipère parmi les colombes. De ces souvenirs au temps passé, la coupure en est faite, mais l’imparfait prolonge le passé dans le présent, et la narratrice, fictionnellement autobiographique, jouant de cette ambiguïté, n’est pas sans avoir été, au cours du temps, charmé, du moins tentée par une vie de noviciat « ... il fut un temps où je rêvais noviciat. Appartenir à un ordre, un ordre de silence et d’obéissance, d’amour inconnu et de sexualité décillée sous de longs voiles lourds. Un ordre qui lisserait mes rides à trop tirer le voile sur mon front... Oui, il fut un temps où mes jours, mes années de pensionnat m’ont fait tanguer mains croisés et cou cassé... », une tension, donc, entre deux tentations. Cette tension intérieure, au temps du présent prolongé mais sis dans le passé est pris en charge par la poète Françoise Lison-Leroy, en poèmes hachés, slashés, qui précisent ladite tension intérieure quasi douloureuse, mais douleur qui tend au martyr. Si bien que, s’entremêlant, l’une étant l’autre qui est l’une et font l’autre dans sa perdition, l’égarement de ses choix, la tentation de la sainteté d’une martyre écolière devient élévation de l’incertitude. Mais il y a la « Bête », (« le diable en gésine »), l’envie de vivre dehors, d’éprouver les sensations de la sexualité, « Simplement vivre ! Nom de dieu, je veux  vivre », le blasphème en dit long sur l’irrespect respectueux du très Haut. A cette voix duelle, s’ajoute images du passé, les images d’Emilia Jeanne, tissant le lien entre les deux voix, contextualisant la narration en figurant nominettes, tabliers, maillots de bain et objets d’une décennie. Chapelets, nudité, clef, murs granitiques etc. choisis comme motifs des tabliers expriment la pensée profonde du corps, dérouté dans ses aspirations. Le livre-ci dit la difficulté de se départir d’une enfance considérée au moment M de son vécu comme insupportable, et, avec le recul du temps, comme éminemment fondatrice avec cette certitude, in fine, d’avoir fait le bon choix de ne pas être entré dans les ordres, « Jamais je ne pourrai être des vôtres, malgré toute ma bonne volonté, et pourtant, éperdue, je crois en cette vie. Je crois en cette vie, mais sans Vous », la majuscule de majesté atteste de la trace profonde qui demeure malgré tout, car, néanmoins, il appert que cette enfance-là, aussi rigoureuse fût-elle, développa les sens de la narratrice, qui, au moyen de ceux-ci, put mettre en mouvement intérieur, quasi spirituel, son désir d’ailleurs, au-delà du mur, au-delà du corps. 
 
[Jean-Pascal Dubost] 
 
Anne Letoré & Françoise Lison-Leroy 
& Emilia Jeanne 
Tabliers & maillots de bain 
éd. Les Déjeuners sur l’herbe 
86 p., 20 €