"Vous vous intéressez au shivaïsme du Cachemire ?"
Que répondre ?Le shivaïsme du Cachemire n'existe pas. C'est une appellation malheureuse qui s'est incrustée, certes. Mais il est temps de s'en débarrasser car elle induit en des erreurs qui bloquent une claire appréciation de ce dont il retourne. Il en découle par exemple l'idée qu'il existe un shivaïsme du Nord et un autre au Sud. Tout cela, repris depuis au moins un demi-siècle dans les livres, universitaires et autres, est à jeter à la poubelle.Commençons par donner deux raisons simples :1) Les traditions initiatiques dont ce réclament les auteurs du shivaïsme du Cachemire ne sont pas originaires du Cachemire. Ainsi les trois traditions du Kula présentes au Cachemire - Trika, Krama et Shrîvidyâ - sont originaires du Sud, de même que la tradition de Kubjikâ, née dans la région de Goa. Ensuite ces traditions du Kula se sont répandues dans toute l'Inde, dont le Cachemire.2) D'autre part la philosophie shaiva non-dualiste que les auteurs du Cachemire proposent n'est pas la seule philosophie shaiva élaborée au Cachemire. Il y a aussi la philosophie shaiva dualiste désignée par le terme Siddhânta. Mais même leur tradition d'interprétation des écritures shaiva et leurs écritures shaiva ne sont pas propres au Cachemire.Mais alors, qu'est-ce qui est propre au Cachemire ?Quelques textes révélés, et surtout plusieurs grandes traditions d'interprétation des écritures shaiva. Il y en a deux : le Spanda et la Pratyabhijnâ. Ce sont deux traditions philosophiques qui ambitionnent d'extraire l'essence des traditions du Trika et du Krama, et de les exposer en dehors de leur contexte initiatique. Mais là aussi, si ces philosophies sont bien nées au Cachemire, elles n'ont pas été limitées à cette région de l'Inde dans leur diffusion. En effet, ces deux philosophies - et surtout sous la forme que leur avait donnée le philosophe cachemirien Abhinavagupta -, se sont propagées dans le Sud, où l'on trouve de nombreux manuscrits de la Pratyabhijnâ, dont beaucoup restent sans doute à découvrir. De plus, cette philosophie Pratyabhijnâ s'est transmise jusqu'à nos jours dans des commentaires et écritures de la tradition shaiva non-dualiste - du Kula - qui a pris en Inde la première place : la Shrîvidyâ. Un exemple récent d'écriture de cette tradition qui transmet la philosophie Pratyabhijnâ est le Tripurârahasya, dont une partie a été traduite en français par Michel Hulin sous le titre de Doctrine secrète de la déesse Tripurâ. Il y a aussi l'Hymne à Dakshinâmûrti et son commentaire Mânasollâsa, attribués par les Smârtas à Shankara et son disciple Sureshvara, mais qui est un fait un traité de philosophie de la Pratyabhijnâ, que je viens de traduire et de publier.Pour donner une idée de la richesse et de l'étendue de ces transmissions "camouflées" de la philosophie de la Pratyabhijnâ, je donnerais ici juste un dernier exemple : celui de la religion Vîrashaiva, l'une des principales religions shaiva contemporaines, avec environ 60 millions d'adeptes, surtout au Karnâtaka. Or parmi ses textes importants, il y a le Siddhântashikhâmani, un texte sanskrit assez récent de Shivayogi avec un commentaire. Les deux sont pétris de la philosophie Pratyabhinâ et truffés de citations d'Abhinavagupta et autres maîtres "du Cachemire". Voici, au hasard, la cinquième stance du premier chapitre :Il déploie l'éveil,La totalité des éléments (du réel),En devenant d'abord l'éternel Shiva,(Car) sa nature est d'être sans entraves :Hommage à Shambhu ! 5Commentaire :"Il déploie d'univers à la manière dont les dessins des plumes du paon sont pré-contenues dans son œuf. Il fait s'épanouir les trente-six éléments, depuis l'éternel Shiva jusqu'à l'élément terre, épanouissement engendré par sa fusion avec son propre pouvoir de conscience de soi (vimarsha-shakti)..."Comme un dessin vaut mieux qu'un long discours, j'essaierais d'expliquer ainsi la structure des traditions de Shiva dans un prochain billet.Hymne à Dakshinâmûrti, icône de la Pratyabhijnâ à Maduraï :