La Nuit de saint Nicholas par La Reverdie et I Cantori Gregoriani

Publié le 07 décembre 2014 par Jeanchristophepucek

Maître de Gérone (fl. c.1300),
Initiale historiée C avec saint Nicolas, fin du XIIIe siècle.
Tempera et feuille d'or sur parchemin, 58,3 x 40,2 cm (feuillet)
Ms. Ludwig VI 6, fol. 171V, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum
[image en très haute définition ici]

Tout comme Mala Punica, l'ensemble italien de musique médiévale La Reverdie doit au flair de Michel Bernstein d'avoir vu son travail durablement diffusé et reconnu, une aventure qui se poursuit toujours, puisque ces musiciens ont enregistré, au début de cet automne, un programme intitulé Venecie, mundi splendor à paraître en 2015. Des quinze disques publiés par Arcana depuis le fondateur Speculum amoris en 1993, j'ai choisi de vous présenter aujourd'hui La Nuit de Saint Nicholas.

Malgré quelques réalisations monographiques, dont une consacrée à Hildegard von Bingen et une à Jacopo da Bologna également recommandables, La Reverdie s'est principalement fait une réputation grâce à des programmes anthologiques explorant une thématique souvent extrêmement évocatrice (« musique de la pensée médiévale », « résonances médiévales de la féminité celte » par exemple) et propices à des excursions savantes. La Nuit de Saint Nicholas se situe, en quelque sorte, à mi-chemin entre ces deux types de propositions, dans la mesure où un personnage unique y est évoqué en recourant à des sources diversifiées. On peut regarder ce projet comme le pendant de l'ambitieuse Historia Sancti Eadmundi, gravée deux ans plus tôt (Arcana A42, réédité en 2009) : là où cette dernière s'attachait, avec des moyens instrumentaux quelquefois luxuriants, à restituer un jeu liturgique dans toutes ses dimensions, y compris théâtrales, le premier, tout en conservant le fil narratif propre au genre de l'Historia, demeure dans le cadre plus cérémoniel d'un office. Celui dédié à saint Nicolas qu'a choisi de faire revivre La Reverdie a été copié durant le dernier quart du XIIIe siècle dans un manuscrit préservé aujourd'hui sous la cote Mm. 2g à la bibliothèque de l'université de Cambridge. Introduit par un invitatoire solennel, il est organisé de façon canonique en trois nocturnes composés de trois couples antienne-psaume, puis de trois couples leçon-répons, tous dotés de fonctions narratives hormis, naturellement, les psaumes, les répons offrant par ailleurs un degré d'élaboration supérieur aux antiennes, d'une grande sobriété. Ces pièces historiées ont pour but, en faisant saillir à la manière de miniatures colorées les épisodes les plus marquants de la vie du saint, d'insister sur leur caractère exemplaire dans lequel le fidèle doit nécessairement trouver l'aliment de son propre chemin spirituel vers la conduite irréprochable garante de son salut.

La Reverdie, en puisant dans les trois nocturnes du manuscrit, a reconstitué un nocturne complet, en le faisant suivre immédiatement par les brillants mélismes d'un organum polyphonique issu du répertoire de l'École de Notre-Dame, Ex eius tomba, entretenant un rapport de proximité avec le répons sur le même texte présent dans le manuscrit de Cambridge. Le programme se poursuit en un choix d'antiennes plus développées, dont l'une inclut un très beau Magnificat, avant de se refermer sur deux pièces extraites du Livre de Jeux réalisé pour l'abbaye de Fleury au XIIe siècle ; après une brève oraison, l'atmosphère se fait à la fois dépouillée et onirique dans Sainte Nicholas Godes druth qui aurait été dicté, durant une vision, par saint Nicolas en personne à l'ermite Godric de Finchale (c.1069-1170). Si quelques traits plus modernes peuvent s'y percevoir, la musique de cet office de saint Nicolas reste largement ancrée dans l'héritage grégorien avec une importance toute particulière conférée aux mots, à leur prosodie et à leur accentuation, des lignes sobres mais comportant néanmoins des incidents qui viennent rompre leur régularité et leur conférer la dynamique nécessaire à la transmission des intentions rhétoriques du texte. Car monodiques ou polyphoniques, ces compositions toutes baignées de ferveur sont ici pour nous conter une histoire et nous y faire participer tout autant que pour rendre compte de la beauté parfaite de l'univers créé par Dieu — il ne faut jamais oublier que cette conception est centrale dans la pensée musicale prévalant durant le Moyen Âge et qu'elle prévaudra longtemps sur une approche plus individualisée.

Cette double dynamique a été parfaitement saisie par les musiciens de La Reverdie et d'I Cantori Gregoriani dont l'approche offre un parfait équilibre entre contemplation et dramatisation. J'ai retenu quatre extraits pour vous présenter leur Nuit de saint Nicholas, mais il me semble que cette réalisation ne donne vraiment sa pleine mesure que lorsqu'on l'écoute en continu, tant la succession des morceaux est pensée avec finesse et intelligence pour former un tout d'une irréprochable cohérence qui, pour peu que vous y consentiez, vous happe pour ne plus vous lâcher. On pourra certes se poser la question de l'emploi d'un effectif mixte ou des instruments dans un tel répertoire, mais les interventions de ces derniers sont rares et toujours réalisées pour souligner la parole plutôt que détourner l'attention avec d'inutiles fioritures — aurez-vous, par exemple, remarqué combien l'antienne Auro virginum incestus avec sa partie de vièle se rapproche de l'univers de Hildegard von Bingen ? Il faut aussi souligner à quel point ce programme est éloquemment dit dans les parties déclamées et supérieurement chanté ailleurs ; les voix sont souples, lumineuses, d'une grande justesse d'intonation et d'une belle richesse de timbres, toutes entières mises au service d'une vision claire du répertoire qu'elles interprètent. On peut ne pas être d'accord avec les options interprétatives, mais il faudrait être bien vétilleux pour ne pas reconnaître à quel point le résultat est abouti, tant du point de vue de la pensée que de l'esthétique qui signent cette réalisation. Enfin, ce remarquable travail est servi par une prise de son qui ne l'est pas moins et se sert de l'acoustique du lieu pour, sans jamais hypothéquer la transparence et la netteté d'ensemble, opérer une fusion des timbres et révéler un subtil jeu de résonances tout à fait fascinants.

Dans le cadre du travail de réédition des enregistrements du fonds Arcana entrepris à raison par Outhere music, il faut espérer que ce disque vieux de plus de quinze ans mais à la magie intacte sera rapidement rendu aux mélomanes. Si, d'ici là, un exemplaire passait à votre portée, n'hésitez pas à lui faire bon accueil.

La Nuit de Saint Nicholas

La Reverdie
I Cantori Gregoriani
Roberto Spremulli & Fulvio Rampi, direction artistique & musicale

Enregistré en l'Église de Collegara à Modène du 28 avril au 2 mai 1998 et publié par Arcana sous référence A72 [durée totale : 73'56"]. Ce disque est actuellement indisponible, mais peut assez aisément se trouver auprès des disquaires et des sites de vente d'occasion.

Extraits proposés :

1. Antienne : Auro virginum incestus
Psaume IV : Cum invocarem

2. Répons : Confessor Dei Nicholaus

3. Organum : Ex eius tomba

4. Oracio : Gaudes igitur o gloriose presul
Saint Godric de Finchale : Sainte Nicholas Godes druth

Illustrations complémentaires :

Psautier de la Reine Mary, réalisé en Angleterre entre 1310 et 1320, Ms Royal 2B VII, Londres, British Library :

f. 317 r : Nicolas sacré évêque de Myre

f. 317 v : Nicolas et les trois enfants

f. 318 r : Nicolas sauvant un bateau