À la suite de Jérôme Kerviel, il a sillonné les routes de France pour dénoncer la « tyrannie des marchés financiers ». Au fil des kilomètres, c’est un véritable bouleversement intérieur qui l’a traversé.
Mai 2014, frontière franco-italienne. Nous dînons avec Jérôme Kerviel, en compagnie d’un journaliste. « Je vais être arrêté dans les prochains jours. Je ne pourrai donc pas tenir ma promesse faite au pape : marcher jusqu’à la place de la Bourse, contre la tyrannie des marchés financiers et pour une économie au service de l’homme. » Lorsque j’entends ces mots de Jérôme, que je connais depuis seulement quelques jours, une décision s’impose à moi : cette marche, c’est moi qui vais la poursuivre. L’évidence relève de la fulgurance, le sentiment de paix intérieure est immédiat : ma place est là. Tout à coup, je n’ai plus peur. Peur de quitter ma chère paroisse de Saint-Porchaire, où je termine, un peu épuisé, mon mandat, peur de ne plus avoir d’agenda, peur de l’inconnu. Pour quelqu’un d’hésitant comme moi, pieds et mains liés à ses sécurités, c’est la planète Mars.
Quelques jours suffisent pour vider mon bureau à Poitiers et donner la majeure partie de mes affaires. Le besoin d’allègement est aussi criant que stupéfiant. Spontanément, je vois une prière, une seule, pour accompagner ma marche, heure par heure : celle du cœur. « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pêcheur. » J’ai le sentiment que tout ce contre quoi je veux lutter ne pourra évoluer qu’avec la grâce de Dieu. À échelle humaine, on attend un retour sur investissement immédiat. Mais les fruits de ce combat fleuriront peut-être dans 100 ans… Cela ne m’appartient pas. Après quelques jours de retraite à l’abbaye de Lérins, je suis officiellement en « temps sabbatique » pour « une marche de spiritualité et de solidarité », d’après les propres mots de mon archevêque, Mgr Wintzer. Muni de mon petit sac à dos, contenant trois vêtements, un bréviaire, l’Évangile et Récits d’un pèlerin russe, je pars seul sur les routes.
La rencontre avec Jérôme Kerviel a été le détonateur de tout ce qui résonnait en moi depuis des années. Durant cette marche, je me suis aperçu que j’avais perdu une partie de moi-même. Qu’avais-je fait de mon caractère militant si présent dans mes années étudiantes ? Jusqu’à l’âge de 38 ans, j’ai dirigé une maison d’édition. Mon patron m’expliquait que le salarié devait être adaptable, flexible et recyclable. Je lui rétorquais qu’il ne parlait pas là d’un être humain, mais d’un tuyau. En tant que prêtre ensuite, j’ai publié un ouvrage, Lettre ouverte au prochain pape, où je n’ai pas hésité à affirmer que notre société « sacrifie l’homme sur l’autel du profit ». En cela, les propos du pape François me rejoignent totalement aujourd’hui. En nous invitant à aller aux périphéries existentielles, il a ébranlé mes certitudes : « Comment mettre en application ce qu’il dit tout en étant présent dans ma paroisse ? » Puis il y a eu Lampedusa : « Pleurez-vous lorsque vous voyez les cadavres ? » Sa question m’a transpercé. Non, je ne pleurais plus depuis longtemps. J’en étais horrifié. « Mon cœur serait-il devenu dur ? »
Je vois cette marche comme un dévoilement intérieur. Alors que son moteur premier était de prier pour les victimes de la finance et des banquiers, elle s’est révélée être aussi un parcours initiatique, personnel. Sur le plan affectif notamment. Intensément, j’ai demandé à Dieu le don des larmes. Le premier jaillissement a eu lieu lors de ma dernière messe à Saint-Porchaire, la veille de mon départ. Depuis, elles ne cessent de couler, dans les joies et dans les peines, dans la souffrance rencontrée chez l’autre, au bord d’un chemin, à même le bitume. En tant que prêtre et psychologue, j’ai toujours été touché par le malheur des gens. Mais par manque de temps, je n’allais pas jusqu’au bout de la compassion. Mon agenda rempli entravait la disponibilité de mon cœur.
Au fil des kilomètres, tout imbibé de la prière du cœur, j’ai découvert physiquement qu’une vie ne vaut que si elle est donnée. J’ai pu vivre concrètement la Parole, en serrant des mains, en enserrant dans mes bras. De tels gestes pouvaient être source de peur ou de gêne auparavant. En me rapprochant de Dieu durant cette marche, je me suis rapproché des hommes. J’ai vécu là une véritable conversion intérieure.
Sans programme, agenda, statut, j’ai appris à vivre de la Providence, tout en préservant une discipline de vie, avec des temps de prière, de méditation et l’eucharistie. Ma manière de célébrer la messe a changé. Elle est censée durer une demi-heure la semaine et une heure le dimanche. Désormais, si j’en ressens le besoin, je marque des temps d’arrêt, de recueillement, sans être stressé par l’attente des paroissiens. Je vois qu’ils comprennent.
Ma marche avec Jérôme Kerviel n’est pas finie. Nous ignorons quand nous l’achèverons, mais nous repartirons. Moi-même, je regagnerai les routes, seul. En quête de quoi ? Je l’ignore. La marche est un état d’esprit. Depuis mai, elle n’a jamais cessé. Mon évêque m’a nommé responsable d’un centre de méditation à l’abbaye Sainte-Croix, chez des bénédictines. Je rendrai service en paroisse comme prêtre auxiliaire à Poitiers, mais ne serai plus en charge de. C’est très différent. Paradoxalement, je ne me sens pas perdu devant l’inconnu de la Providence : au contraire, je n’ai jamais été aussi comblé, en paix et affirmé dans mes convictions. Je n’ai pas assez de recul sur ce qui se passe aujourd’hui dans ma vie, mais je sais une chose : je ne peux plus être le même prêtre qu’avant.
Propos recueillis par Anne-Laure Filhol
Les étapes de sa vie
1960 Naissance à Paris.
2000 Ordonné prêtre.
2004 Devient chroniqueur aux Grandes Gueules !, sur RMC.
2005 Publication de Lettre ouverte au prochain pape.
2006 Nommé curé à la paroisse de Saint-Porchaire (86).
2008 Ouvre un cabinet de psychologie clinique à Poitiers (86) (fermé en 2014).
2008 Prend la défense de Jérôme Kerviel au micro de RMC.
Mai 2014 Débute sa marche.
Depuis septembre Responsable du centre de méditation à l’abbaye Sainte-Croix (86).
6 novembre Publie le Jour où ma vie a basculé (Le Passeur Éditeur).
Un centre de méditation
Le père Gourrier a été nommé responsable d’un centre de méditation par son archevêque, Pascal Wintzer. Les sessions ont lieu chez les sœurs bénédictines, au sein de l’abbaye Sainte-Croix, à Saint-Benoît (Vienne). Les activités de ce centre s’articulent selon deux axes : l’un thérapeutique (gestion des pensées et émotions, ruminations, stress…), l’autre spirituel, inspiré notamment de la spiritualité des Pères du désert (respiration, assise, silence et apaisement des pensées, messes méditatives, marches spirituelles…). Les deux se déclinent sous forme de journées, sessions, cycles, stages, retraites.
Renseignements : 06 11 68 41 78 ou www.gourrier-meditation.fr