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Semonce(s): les mots pour dire le monde tel qu'il est
Publié le 04 décembre 2014 par Jean-Emmanuel Ducoin
La poésie est encore vivante, combative. La preuve avec Gérard Mordillat. Recueil. «Vous m’aurez connu / Dans le temps qui s’enfuit / Telle que m’érige enfin / la Révolution. (…) Je suis l’Incorruptible / Aux yeux froids / Un soleil d’ironie / Me gouverne/Dans la débâcle du sang/Je suis la boule à cris/La main qui brise/L’absolu, l’éternel.» La poésie aurait-elle, quelquefois, souvent, toujours, un rapport particulier avec la forme la plus sincère de l’engagement? Rares sont les écrivains de l’audace, voleurs de feu, capteurs d’énergie vitale, qui saisissent l’époque à bras-le-corps et laissent un goût d’encre sur chaque phrase pour vous aider ou vous contraindre à ne pas passer votre tour. Gérard Mordillat est l’un des tout derniers à s’inscrire dans la haute tradition de ceux pour qui la littérature ou l’art en général restent un moyen unique de dire le monde et, déjà, vouloir le transformer, utilisant toute l’amplitude des genres — cinéaste, réalisateur télé, écrivain…Avec son nouveau recueil de poèmes, Sombres lumières du désir (260 pages), publié aux éditions le Temps qu’il fait, l’auteur traque ainsi les ombres qui croissent dans l’antre de nos vies, les dénonce, les amadoue, et, lorsque vous prenez soudain conscience que ce que vous avez lu a la valeur d’un coup de semonce authentiquement culturel, donc radical, un goût d’action vous submerge: vous êtes alors plus vivants que jamais. «On nous dit / Que la politique est dépassée / On nous dit / Que la lutte des classes est obsolète / On nous dit que les acquis sociaux sont ridicules / On nous dit / Qu’il faut ignorer le passé / On nous dit / Que l’État se gère comme une entreprise (…) On nous dit / Que le communisme est démodé / On nous dit… On nous ment.» Poïélitiques. Un jour, quand les journaux, les reporters et le traitement séculier des informations auront disparu, les historiens de la «question sociale» (s’ils subsistent) se pencheront tout particulièrement sur les textes de Gérard Mordillat – comme certains le firent jadis avec Steinbeck, Dos Passos, James, etc. – pour tenter de comprendre ce qui s’est joué dans la société française à la charnière des années 2000, point de basculement d’un nouveau monde dont on ne sait pas encore où il nous conduira. Sombres lumières du désir contribue(ra) à se repérer. Car les poèmes assemblés dans ce livre sont, pour une grande part, écrits dans une langue au combat inépuisable, autant réfractaires que dérangeants, auxquels s’ajoutent deux séries de poèmes narratifs captivants, l’un nous invitant à une promenade facétieuse et parfois absurde, l’autre rendant hommage aux objectivistes américains. «Ils sont là / Ceux que la mort attend / Chargés d’espoirs et de chagrins / Venus de Tunisie, de Libye /Du Maroc, d’Égypte, d’Éthiopie / (…) Venus d’ailleurs / Vendus / Traqués / Poursuivis / Errant en quête d’El Dorado (…) Dont personne ne veut / Sauf le vent / Qui les emporte en fumée.» Et puisque Mordillat aime les surprises, le recueil s’achève sur l’évocation étonnante de deux figures «mythologiques»: Jésus et Hamlet. N’y voir aucune désinvolture, mais, au contraire, une lucidité chèrement acquise que les mots rehaussent d’une volonté de création drolatique et tragique. Chez le même éditeur (saluons son courage et son énergie!), Mordillat avait déjà publié en 2011 un recueil intitulé le Linceul du vieux monde. Cette fois encore, la poésie ainsi composée nous aide à reconstituer la logique qui assigne à une certaine pratique de l’écriture une signification actuelle, réelle, sociale et, pour tout dire, politique, elle-même susceptible d’être lue pour autre chose que le seul plaisir de lire, en soi immense. Une manière d’écrire la plume dans la plaie, qui tend à donner du relief ; puis une façon de lire qui voit l’exaltation possible de la compréhension du sens ; enfin l’exigence de transformer cette exaltation en matériau politique utile. Les poètes ont raison, jusqu’au point le plus crucial de leurs tentatives poïélitiques. C’est peut-être pour cela qu’ils existent encore. [BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 28 novembre 2014.]