Il y a dans la vie intérieure deux dimensions : le silence et le cœur.
Le silence est l'espace de pure conscience, impersonnel car sans traits personnels, sans forme ni couleurs, sans limites. Il est de l'ordre des faits. Il est la réalité. D'où les expressions : "c'est ce qui est", "c'est impersonnel". La reconnaissance de cet espace apporte une paix profonde.
Mais il y a une seconde dimension de la vie intérieure, souvent ignorée ou négligée, surtout par les gens qui sont davantage sensible à la non-dualité : c'est le cœur. Ce que j'appelle cœur est un ressenti. Quoique toujours présent au fond de chacun - d'où son nom de "cœur" - il passe généralement inaperçu. Sa reconnaissance est souvent déclenchée par la rencontre avec une personnalité charismatique (un "maître", un "avatar", etc.). Mais en réalité, il est toujours présent et sa reconnaissance est facile. Il est comme un courant ou une force qui se fait sentir au centre de la poitrine, au centre de notre être. je dis centre de la poitrine, mais c'est le centre de la poitrine telle qu'on la ressent, la poitrine ou le corps subjectif, tel qu'on le ressent soi-même.Or, sans cette dimension, la vie intérieure reste souvent lettre morte. Le silence de pure conscience est certes au-delà des concepts, mais si l'on ne vit que cela, la vie intérieure reste aride pour ainsi dire. En disant cela, je veux simplement attirer l'attention sur la dimension du cœur et souligner combien elle est importante dans la vie intérieur. Mais elle est souvent négligée dans l’approche non-duelle. D'où, à terme, des déceptions, des impasses. Prenons un exemple pour montrer l'importance du ressenti du cœur : celui de Ramana Maharshi. ce sage indien mort en 1950 incarne l'innocence et la pureté. On dit qu'il a connu l'éveil en 1896, sans maître ni instruction. Mais est-bien vrai ? Que dit Ramana ? Voici deux témoignages de Ramana sur cet éveil. le premier est sur son expérience de mort en 1896. Jeune adolescent, il mime la mort qui l'angoisse et essaie de comprendre qu'est-ce qui meut en lui :"D'instinct, je retenais ma respiration et je commençais à plonger à l'intérieur tout en réfléchissant sur ma vraie nature. Je m'allongeais comme un cadavre et j'avais l'impression que mon corps était vraiment devenu rigide. Je n'étais pas mort, j'étais au contraire conscient d'être vivant, existant. D'où cette question qui surgit en moi : Qu'est-ce que ce 'je' ? Je sentais qu'il était une force ou un courant à l'oeuvre en dépit de la rigidité ou de l'activité du corps, même s'il existait en connexion avec lui. C'était un courant, une force ou un centre qui constituait ma personnalité, qui me faisait agir, me mouvoir, etc. La peur de la mort a disparu. J'étais absorbé dans la contemplation de ce courant."Day by Day, 31 mais 1946Ce qui est remarquable, ce sont les mots qu'il utilise pour décrire ce qu'il ressent : "Qu'est-ce que ce 'je' ? Je sentais qu'il était une force ou un courant à l'oeuvre en dépit de la rigidité ou de l'activité du corps, même s'il existait en connexion avec lui. C'était un courant, une force ou un centre qui constituait ma personnalité, qui me faisait agir, me mouvoir, etc."Ramana décrit bien un ressenti, et non la découverte d'un simple fait impersonnel. Il ne parle pas d'un espace infini, mais d'abord d'une sensation, d'une force ressentie, même si cette force ouvre sur un infini. De plus, il ajoute que cette force constituait sa personnalité. C'est extraordinaire ! Il ne parle pas d'un fait, d'une simple réalité, mais bien de l'âme, du moi, ou plutôt du moi qui est au cœur du moi, du centre de soi. Une force vivante, qui ne fait qu'un avec la vie. Mais ce ressenti n'est-il pas qu'un avant-goût de l'absolu, de notre vraie nature ? Dans cet autre passage, il répond clairement à cette question :"Q : Est-ce que la réflexion 'Qui suis-je ?' conduit à un certain point dans le corps ?R : Manifestement, la conscience de soi est en relation avec l'individu lui-même et doit donc être expérimentée dans son être, avec un centre dans le corps comme centre de l'expérience. Cela ressemble au moteur d'une machine électrique qui peut faire toutes sortes de choses... Comme une dynamo, cela vibre et peut être ressenti par un esprit calme qui y porte attention. Les yogis et les pratiquants le connaissent sous le nom de shurana qui, dans le samâdhi [la méditation], scintille en conscience....Q : Comment cette conscience se manifeste t-elle quand ce centre - le Cœur - est atteint ? Comment le reconnaîtrais-je ?R : Avec certitude, comme pure conscience, libre de toute pensée. C'est la conscience pure, indivise, de votre Soi...Q : Est-ce que le mouvement vibratoire du centre est ressenti en même temps que l'expérience de la pure conscience, ou avant, ou après ?R : C'est la même chose. Mais le sphurana [la vibration] peut être ressentie subtilement même quand la méditation s'est suffisamment approfondie et stabilisée et quand la conscience ultime est proche, ou durant une grande peur soudaine, un grand choc, quand l'esprit s'immobilise. Il attire l'attention vers lui, de sorte que l'esprit du méditant, rendu sensible par le calme, s'oriente vers lui et finalement plonge en lui, dans le Soi."Guru Ramana, 30 juillet 1936Le ressenti du cœur, comme un "je suis je" sans mots et ininterrompu, est donc bien à la fois la voie vers la Source et la Source elle-même, car "l'amour de Dieu est Dieu lui-même". Il est également frappant de constater que Ramana emploie un terme tantrique - sphurana - et qu'il pointe les émotions fortes comme occasions de reconnaissance de soi, comme dans les claqssiques tantriques tels que le Vijnâna Bhairava ou les Spandakârikâ. D'ailleurs, Ramana était-il un adepte du Vedanta de Shankara ? Il est souvent présenté comme tel. Pourtant, il ne cite jamais les grands commentaires de Shankara. Il ne mentionne même pas les avoir lu. Et certains maîtres de ce Vedânta traditionnel n'ont pas manqué de le remarquer. En revanche, Ramana citait et lisait des textes du tantra non-duel, comme La Doctrine secrète de la déesse Tripurâ ou l'Hymne à Dakshinâmûrti. De plus, il a fait construire un temple de la déesse Tripurâ dans son ashrâm, avec un shrîchakra, le grand mandala de la tradition du tantra non-duel de Tripurâ...Sphurana est un mot sanskrit qui n'appartient pas au Vedânta de Shankara, impersonnel, froid et ascétique, mais au tantra non-duel au "shivaïsme du Cachemire", qui célèbre la liberté d'agir et de désirer, qui est chaleureux et plein de vie. Quoique l'oeuvre de Shankara ne soit pas sans vérité ni valeur. Bref. Synonyme de spanda ou vibration, sphurana désigne l'absolu, la source ultime de tout et de tous, en tant qu'elle est ressentie en nous, dans notre chair. Ramana ne parle pas d'un silence mort, sans ressenti, mais bien d'un courant de félicité et d'amour ressenti dans le corps, au centre de l'individu, qui attire tout l'être et le guide comme il faut. Ramana ne parle pas de "voie négative", de "laisser tomber l'illusion de l'individu" ni rien de ce genre.La vie intérieure, la voie vers la plénitude et la plénitude elle-même, n'est rien d'autre que cette découverte du ressenti du cœur, âme de notre âme, et l'aventure qui en découle !