Un titre qui promet, une légende noire et rouge qui défie nos représentations et notre imagination : quel est, qui est, où se trouve ce Garçon cousu dont Liliane Giraudon voit la bouche se tordre, dont Liliane Giraudon entend défaire, panser, réouvrir les coutures, les sutures, les cicatrices peut-être ? Vivre, expérimenter, écrire, se souvenir : il s’agit finalement d’en découdre avec le réel, mixte de spectres et de chairs, de flux et d’objets, de paroles et de corps, de mensonges et de vérités, d’identités liées aux gémellités. Ce Garçon est peut-être une poupée à « l’imagination stupéfiée » que le lecteur va déchirer pour voir de quoi elle est faite — son mécanisme, son intérieur —, un garçon-glaçon qu’il va aussi réconforter de son écoute bienveillante, de son attention accueillante et chaleureuse. Lecteur qui « écoute les morts avec ses [mes] yeux ». Une marionnette, un pantin auquel l’écrivain offre surtout l’incarnation d’une voix, la couleur d’une tessiture, le déséquilibre d’un passé traversant, portant le présent, bousculant l’avenir. Les fictions rassemblées dans ce recueil donnent de la voix et du corps à des pronoms (Il, Elle) à des chiffres (de 1 à 8), à des noms propres ou communs, — Huguette Champroux, Hélène Bessette, Solange, Didascalie, Nicolas Maury, Gaspara Stampa, Paulina. Toutes ces « fictions », sous-titre du livre, sont des « fables » (des paroles qui font histoire en découpant les silences) racontant l’émergence et la survenue d’une voix féminine, masculine, d’un cri animal, absorbés par d’autres : des supérieurs, des chefs, des patrons, des compagnons, des ancêtres, des maîtres, des pères et des frères. Auprès des humains il est beaucoup question de chats et de chiens, d’anguilles, de congres et de lamproies, de mouettes et de rats, de porcs sauvages, d’oiseaux de proie : animaux rares ou domestiques, familiers ou sauvages, ils ont en commun de divaguer (1) et de se faire remarquer par des bruits (aboiements, miaulements) ou des comportements étranges qui ne peuvent qu’alerter l’écrivain. La poètesse devenue théâtre-use et couturière cherche une langue pour aller et venir entre ces animaux tourmentés qu’ils sont, et ces bêtes assagies qu’en vis-à-vis nous sommes. Cette langue ou cette « parole d’ombre », elle vient du noir et elle y retourne, elle se détache d’un présent qui fait naufrage mais ne chavire pas pour autant. Elle provient du corps, des cadavres quelquefois, pour voyager jusque sur la scène, un espace vide que ces textes habitent, hantent, envahissent, excèdent. Scène théâtrale, scène radiophonique, scène, plus blanche, que constitue aussi la page sur laquelle se découpent ces textes patchwork, morceaux de tissus et de peaux qui disent de quels fils, de quels liens, de quels nœuds est constituée la mémoire : éclats du désastre et obscurités lumineuses, ce sont des mots ensevelis qui nous choisissent alors que nous pourrions croire être (à) l’origine de notre parole. L’amour de la langue poursuit une partie de cache-cache avec le corps-à-corps des mots ; ces voix venues d’on ne sait où nous aveuglent et cependant déploient un imaginaire visuel et sonore dont l’amplitude redécouvre le monde. La vie et la survie du garçon cousu ont à voir avec tout un chacun : nous sommes tous des garçons glacés, « scintillants et solides », et tous nous nous brisons contre une vie qu’on étreint en vain. « Celle qui écrit ces lignes sait que l’activité à laquelle elle se livre n’est pas seulement une action mais une passion ». Est-ce la passivité qui fait la souffrance, ou la souffrance qui conduit au renoncement ? Celle qui écrit découd (dans) le dos, dans son dos, sur le dos : elle renverse les corps et les habitudes, surprend les silhouettes, reconnaît les coups invisibles auxquels elle assure une soudaine visibilité. Et l’éclat-couture se fait alors la plus tendre des brutalités : car la cruauté n’est jamais plus forte que lorsqu’elle interdit les cicatrices, lesquelles peuvent parfois augmenter la puissance d’agir et de créer.
[Anne Malaprade]
Liliane Giraudon, Le Garçon cousu, P.O.L, 2014, 118 p., 10 euros.
1. On pense à Divagation des chiens paru en 1988 chez P.O.L.