« Les Etats-Unis sont-ils pour autant devenus une société post-raciale ? Sûrement pas. La présidence d’Obama va-t-elle entraîner des changements profonds en termes de sécurité sociale, d’éducation et d’environnement, à la manière du New Deal à la fin des années trente ? Probablement pas, à moins qu’Obama ne soit politiquement contraint et forcé de le faire, dans un contexte de crise économique, par une mobilisation populaire allant bien au-delà du vote. Une présidence Obama permettra-t-elle de dompter cette aspiration américaine à la domination mondiale et de mettre un frein à la brutalité des exigences de l’empire américain ? Cette question est la plus importante d’entre toutes... »
Les temps viennent pour le bilan...mais n'est-il pas nécessaire pour le faire de rappeler les espoirs ?
Michel Peyret
UNE ÉLECTION HISTORIQUE (PAUL BUHLE 1, CONTRETEMPS N°1)
Mercredi 4 mai 2011
Personne ne pourra oublier ce moment historique de sitôt. Les quelque 200 000 personnes rassemblées à Grant Park à Chicago auront marqué les mémoires de ceux qui, comme moi, ont vu ces jeunes de diverses origines, enthousiastes et emplis d’espoir, aux côtés d’Afro-Américains ayant participé au mouvement des droits civiques et pour qui Chicago était restée l’une des villes les plus violemment racistes des Etats-Unis. Les plus âgés se souvenaient de la victoire du premier maire noir, Harold Washington, en 1983, une victoire rendue possible grâce à des militants de gauche de tous âges, mais plus particulièrement les anciens des mouvements des années 1930 et 1940. Restés actifs, ces derniers étaient alors parvenus à mobiliser une base populaire locale, au sein même de la classe ouvrière de la ville, pour faire élire un candidat progressiste et pour exprimer leur opposition au racisme une dernière fois. Jusqu’à aujourd’hui.
Je me souviens aussi de Grant Park dans un autre contexte politique : lors de la répression policière contre les manifestants pacifistes pendant la convention démocrate, près de quarante ans et quelques mois avant les événements post-électoraux de cette année. En 2008, la police s’est tenue tranquille (certains de ses agents sont d’ailleurs actuellement accusés de torture policière). Cette fois-ci, les jeunes accueillaient un Président élu, au lieu d’être exclus du processus démocratique par les va-t-en guerre des Partis républicain et démocrate.
La société américaine dans son ensemble a bien changé, évidemment, depuis les années 1960 et 1970 et cela a contribué à de tels bouleversements. Les hommes blancs de plus de soixante ans ont semble-t-il voté dans leur grande majorité pour John McCain ainsi que de nombreux comtés à majorité blanche. Mais les nouveaux électeurs (68 %), ainsi que les groupes démographiques en expansion, comme les Américains d’origine hispanique (67 %), les électeurs de moins de trente ans (66%) et ceux d’origine asiatique (63%) ont voté pour Obama. Certes, la « majorité silencieuse » des victoires de Nixon et Reagan, sans oublier la majorité douteuse de George W. Bush, n’avait jamais été une majorité réelle, mais à ses voix s’étaient ralliés les conservateurs, en particulier les catholiques et les évangéliques. Ces secteurs de la population sont restés figés dans le passé et sont maintenant à la dérive ; ils sont gagnés à la défense hystérique de « notre pays » face à une démographie changeante et, de ce fait, prêts à faire de Sarah Palin leur héroïne et leur lot de consolation (cependant près de 55 % des femmes ont voté pour Obama).
La longue marche de la gauche états-unienne
Au-delà de ces phénomènes, le rôle historique de la gauche au niveau national mérite d’être souligné et exploré. Le New Deal de Franklin Delano Roosevelt a correspondu, après 1934, avec la période du Front populaire, dont quelques-uns des participants locaux avaient déjà commencé à collaborer avec le gouvernement Roosevelt, avant même la nouvelle stratégie communiste en faveur d’un nouveau front antifasciste. La réélection de Roosevelt en 1936 fut renforcée par l’émergence d’une gauche dirigée par le Congress of Industrial Organizations (CIO), c'est-à-dire par les syndicats industriels disposant d’une capacité d’influence électorale.Simultanément, le versant culturel du New Deal, c'est-à-dire sa vitrine publique dans les arts populaires, était très largement dirigé par la gauche. Roosevelt dépendait discrètement de ces militants de gauche et Eleanor Roosevelt (plus impliquée dans leurs combats) les invita à la Maison Blanche. Malgré la période du pacte germano-soviétique et l’opposition à Roosevelt en 1940, l’impulsion des politiques du New Deal revient en grande partie aux militants de base, aux fins stratèges politiques, à la gauche d’Hollywood et à tous ceux qui avaient pensé à et lutté pour une démocratie plus inclusive et plus égalitaire.
Tout cela sembla prendre fin avec la guerre froide, avec la candidature sacrifiée de l’ancien vice-président Henry Wallace (soutenu par le jeune George McGovern et l’actrice Katharine Hepburn, parmi d’autres personnalités célèbres). Le démocrate va-t-en-guerre Harry Truman sortit victorieux de ces élections, grâce à la croisade anticommuniste dirigée par certains hommes d’affaires et autres conservateurs, avec la coopération des « libéraux » 2 et la mobilisation des conservateurs catholiques et protestants.
La campagne Wallace représente l’ultime contestation dirigée contre la militarisation permanente de l’économie et la mise en place effrénée de l’empire américain en tant que relais des puissances coloniales européennes dans le contrôle du tiers-monde. Après cela, vint l’essor combiné de l’industrie de la défense et de la consommation de masse, de l’armement et des banlieues aisées, d’un nouveau système autoroutier national, accompagné de la destruction de l’environnement, le tout alimenté par la double crainte d’une guerre nucléaire et de l’emprise communistes ailleurs dans le monde. Et malgré Elvis Presley et un certain malaise de la jeunesse, le système semblait s’autoréguler sans problème.
Le retour des revendications pour la paix durant les années 1960, dû à l’impopularité de la guerre du Vietnam et à la conscription, ainsi qu’à la rébellion culturelle de la jeunesse, fut le fait d’une nouvelle génération mais aussi le fruit des réseaux politiques des militants de gauche de générations antérieures (et de leurs enfants), forcés d’entrer dans la clandestinité, mais qui n’avaient pas disparu. Les communistes, les trotskistes et les autres militants de l’« ancienne gauche » continuaient d’avoir une influence, notamment dans la capacité de mobilisation manifestante, mais leur poids propre n’augmenta guère. Il fut difficile pour le Parti démocrate d’absorber des sections de cette jeunesse idéaliste, car il refusa d’accepter les éléments les plus pacifistes et resta discrètement déterminé à préserver ses liens de proximité avec les secteurs du renseignement et de l’armée.
L’effondrement de la nouvelle gauche après 1970 laissa d’une génération de militants pratiquement déboussolés, certes en mesure de mobiliser à l’échelle locale et d’obtenir des succès, mais radicalement incapables d’élaborer une vision politique d’ensemble. Par la suite, les années Clinton ouvrirent une nouvelle ère historique pour l’expansionnisme américain, combinant bombardements de populations civiles et invasions d’un nouveau genre, sur fond d’effondrement du bloc de l’Est. Même la récente crise qui précipita l’invasion de l’Irak et qui représente l’un des moments les plus intenses du nouveau mouvement antiguerre, s’est terminée sur une démobilisation quasi-complète. Sans la conscription et sans défaites militaires américaines majeures, la guerre a été reléguée à des entrefilets dans les journaux…
Le moment Obama
…ou du moins ce fut le cas jusqu’à la procédure de nomination de candidatures à la présidence américaine durant l’hiver 2007-2008. Les militants antiguerre notamment, ralliés une fois de plus aux militants pour les droits civiques et à des célébrités afro-américaines, se saisirent de l’improbable campagne de Barak Obama, y insufflant de l’énergie, au moment-même où celle-ci allait devoir soit décoller … soit s’éteindre.
Des observateurs proches disaient alors en riant que cette coalition leur rappelait une gauche « version Harry Belafonte », en référence aux supporters de ce chanteur et acteur d’origine caribéenne qui devint extrêmement populaire dans les années 1950 (selon certains le premier sex-symbole noir aux Etats-Unis). Belafonte avait alors dû renoncer à une carrière hollywoodienne du fait de son engagement politique de gauche. Aujourd’hui bien âgé, mais rejoint désormais par des personnalités plus jeunes (l’acteur noir américain Danny Glover en tête) impatientes de s’impliquer dans les mobilisations contre les invasions américaines et en faveur de revendications sociales populaires, Belafonte symbolisait ce que les traditions de gauche américaines avaient su conserver de vivacité et de ténacité au cours des dernières décennies.
Durant cette élection présidentielle, et surtout après la défaite d’Hillary Clinton aux primaires, Obama a évolué vers le centre de l’échiquier politique en termes de politique étrangère ainsi que sur d’autres questions. Et pourtant, ni les conservateurs ni les « libéraux » ne pouvaient oublier qui étaient ses anciens alliés et amis politiques (le plus alarmant pour les conservateurs était William Ayers, un ancien des Weathermen Underground 3, devenu depuis un professeur d’université respecté). Plus fondamentalement, plus les conservateurs se revendiquaient d'une droite dure constituant la base du soutien de Palin, à la fois nativiste et raciste, plus Obama semblait représenter quelque chose de radicalement différent.
Les journalistes, commentateurs, bloggeurs et gens ordinaires, aux Etats-Unis comme dans le reste du monde, ont depuis des mois défini l’élection de 2008 comme « l’élection du siècle ». A l’approche du vote, 40 % des partisans de chaque camp exprimaient des « craintes » quant aux conséquences de l’élection du candidat adverse. On peut difficilement éviter d’être un peu cynique ici. Les émotions agitées en période électorale aux Etats-Unis sont minutieusement orchestrées, avec plusieurs milliards de dollars de récompense attribués au parti victorieux par les lobbys et autres alliés. Cela dit, le moral populaire est incontestablement au plus haut depuis le début des années 1970 et plus étendu que durant les deux victoires de Reagan, en 1980 et 1984, alors que les politiques étrangère et intérieure étaient, à juste titre, perçues comme profondément transformées dans un sens conservateur.
Cette campagne électorale a vu émerger deux développements à la fois surprenants et remarquables, qui se sont accélérés durant les derniers mois de la campagne. Le contexte de crise économique, de proportions à la fois gigantesques et inconnues, doit également être pris en compte.
Soulignons d’abord la sociologie des foules qui se sont mobilisées lors des meetings d’Obama. Alors que McCain en était réduit à acheminer par bus des écoliers venant des villes avoisinantes pour qu’une réunion publique dans l’Ohio puisse atteindre 20 000 personnes, les meetings avec Obama allaient de 10 000 à 100 000 personnes (à Saint Louis, historiquement l’une des villes ouvrières et industrielles les plus divisées racialement), avec des publics composés de Blancs, d’immigrés hispaniques et asiatiques et de Noirs américains en nombre important et majoritairement, mais pas exclusivement, jeunes. *
Un sentiment commun : la direction du pays allait ou devait changer radicalement, bien plus radicalement que le candidat précautionneux lui-même ne l’envisageait a priori.
Les foules accueillant Sarah Palin, moins nombreuses certes, mais tout aussi intenses, signalaient quelque chose de très différent. Dans ces régions que Sarah Palin appelait « pro-américaines », on pouvait entendre un discours approchant un fascisme à l’américaine. Lorsque McCain concéda sa défaite lors d’un meeting à Phoenix (au cours duquel Palin tenta sans succès de prendre la parole avant McCain, comme les médias le rapportèrent), l’écrasante majorité des visages étaient blancs et durs. On leur refusait la victoire, ils allaient chercher à être vengés.
Le facteur décisif dans les résultats du vote populaire (et dans les Etats très divisés appelés les Swing States) a très certainement été l’économie plutôt que ce qu’on pourrait appeler la « guerre culturelle » entre deux visions très différentes des Etats-Unis et de sa place dans le monde. Mais l’argument selon lequel la classe ouvrière américaine à tendance à voter contre ses propres intérêts économiques était devenu un tel lieu commun en politique américaine depuis 1980 (et même avant), qu’une telle éclipse de ce soutien a provoqué une onde de choc dans tout le système. Dans les Etats clés (Battleground States) du pays, un conservateur sur cinq et un chrétien évangélique sur trois ont voté pour Obama.
Quel changement ?
Les Etats-Unis sont-ils pour autant devenus une société post-raciale ? Sûrement pas. La présidence d’Obama va-t-elle entraîner des changements profonds en termes de sécurité sociale, d’éducation et d’environnement, à la manière du New Deal à la fin des années trente ?
Probablement pas, à moins qu’Obama ne soit politiquement contraint et forcé de le faire, dans un contexte de crise économique, par une mobilisation populaire allant bien au-delà du vote. Une présidence Obama permettra-t-elle de dompter cette aspiration américaine à la domination mondiale et de mettre un frein à la brutalité des exigences de l’empire américain ? Cette question est la plus importante d’entre toutes.
N’oublions pas la férocité avec laquelle les instances dirigeantes du Parti démocrate résistèrent aux manifestants antiguerre dans les années 1960 et au début des années 1970 et avec quelle détermination les « faucons » démocrates (y compris les dirigeants du mouvement ouvrier américain) refusèrent de soutenir George McGovern, le candidat antiguerre démocrate à la présidence en 1972. Souvenons-nous comment les mêmes individus usèrent de tous les moyens nécessaires, y compris financiers, pour punir les personnalités les plus pacifistes à l’intérieur du Parti, lorsqu’ils reprirent le contrôle de l’organisation avant même les années Reagan. La centralisation des pouvoirs fut en effet menée à bien par le comité exécutif du Parti démocrate.
On en avait d’ailleurs eu un avant-goût lorsque Bella Abzug, une parlementaire antiguerre issue de l’« ancienne gauche » de l’Etat de New York sortit perdante contre le démocrate pro-Nixon Daniel Patrick Moynihan lors des primaires au Sénat. Cette centralisation des pouvoirs fut suivie d’attaques en règle, bien financées elles aussi, contre le candidat à la Présidence Jesse Jackson en 1988. Durant la même période, Harry Belafonte avait fait figure de candidat possible au Sénat pour représenter l’Etat de New York et s’opposer à un républicain de droite dure appelé D’Amatto. Mais les attaques anticommunistes menées de concert par les démocrates et les républicains y firent barrage. Cette histoire nous ramène pourtant étrangement au présent.
Belafonte, citoyen du monde et caribéen d’origine, vêtu de son célèbre imperméable à la une du magazine Time à la fin des années 1950, ressemble à Obama, vêtu presque à l’identique, à la une du New York Times, cette fois durant les dernières semaines de sa campagne. Tous deux sont élégants et charismatiques. Ils sont aussi, comme on sait, très intelligents, mesurés dans leurs jugements et, s’agissant de leur image publique, fins stratèges. Belafonte, qui commença sa carrière politique durant les circonstances historiques difficiles de la campagne Wallace, avait relayé le message de sa génération aussi loin qu’il le pouvait au sein de la société profondément raciste et de l’économie militarisée du milieu du vingtième siècle. Obama, lui-même un ancien militant politique associatif, représente un siècle nouveau, combinant les perspectives et complications inédites de son identité particulière, celle d’un dirigeant multiracial (en termes strictement américains, synonyme de « non-blanc »).
L’empire aura-t-il raison de lui ? Voilà une question aussi importante que celle concernant l’économie. On retrouve d’ailleurs les mêmes enjeux concernant le choix des « experts », pour nombre d’entre eux de simples pièces rapportés des années démocrates de l’ère Clinton. Aucun aspirant à la Présidence américaine ne peut être élu sans promettre de défendre la suprématie américaine dans le monde, avec le budget militaire (et les morts certaines) qui vont avec.
Une présidence Obama risque-t-elle de dilapider l’extraordinaire bonne volonté d’une population mondiale désespérant de voir s’ouvrir un nouveau chemin vers la paix et vers un degré de coopération plus grand en matière d’environnement, de santé, et toutes les questions qui y sont rattachées ? Ou une autre voie pourra-t-elle être trouvée, par Obama et au-delà d’Obama, pour permettre à la mobilisation secouant le pays de devenir une mobilisation mondiale ?
Telles sont les questions qui se posent à court et moyen terme. Elles sont aussi difficiles qu’incontournables. Pour l’heure, les visages qui peuplaient Grant Park à Chicago le soir des résultats signalent ce qui ne doit pas nous échapper. Une page d’histoire a été tournée.
Paul Buhle, novembre 2008. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56
Traduction, intertitres et notes d’Ambre Ivol
Notes
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2 Le terme américain de liberal désigne, selon le contexte historique, une mouvance réformiste plus ou moins de gauche. Le terme inclut en général le Parti démocrate américain. Voir aussi l’entretien avec Howard Zinn.
3 S’inspirant d’une chanson de Bob Dylan (Subterranean Homesick Blues) pour se revendiquer du rôle d’aiguillon politique dans le pays, ce groupe était une scission du SDS (Students for a Democratic Society), principale organisation de la nouvelle gauche à la fin des années soixante. La fin de la décennie fut traversée de tensions raciales dans un contexte où la guerre au Vietnam semblait s’éterniser malgré les mobilisations populaires. Le groupe décide alors de se tourner vers des actes plus radicaux, en posant des bombes dans divers lieux publics, considérés comme des symboles de la puissance de feu américaine. Ce groupe a été taxé de « terrorisme », or ils n’ont jamais tué de civils. Cf. William Ayers, Fugitive Days, A Memoir, New York, Penguin Books, 2003.