Gramsci, comment la bourgeoisie peut-elle garantir sa domination ?

Par Alaindependant

« La classe dominante garantit sa domination au travers des appareils idéologiques car ils remplissent un rôle d’agents d’unification sociale. L’idéologie de la classe au pouvoir, en tant que conception du monde, imprègne alors toutes les activités, toutes les pratiques qui s’expriment dans toutes les manifestations de la vie collective et individuelle. L’Etat bourgeois apparaît comme « neutre » (en masquant son caractère de classe) et se présente à nous comme le « régulateur » de la société (et il régule réellement les déséquilibres internes du bloc dominant et ses tensions avec les classes subalternes). L’Etat est donc l’ensemble des activités pratiques et théoriques avec lesquelles non seulement la classe dirigeante justifie et maintien sa domination, mais parvient également à obtenir le consensus des gouvernés... »

Comment cela peut-il « fonctionner » ? Car cela fonctionne effectivement ! L'article de Carmen Weidenmeyer nous en apprend-il plus ?

Michel Peyret


Notes sur l’actualité des théories de l’Etat et des crises chez Gramsci

Carmen Weidenmeyer , 9 septembre 2013

Quand Gramsci parle de l’Etat, il ne se réfère pas à un concept restreint, comme celui de la tradition libérale où il est réduit à trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. Gramsci a développé la conception marxiste de l’Etat en l’élargissant car il y englobe à la fois la structure (les rapports de production) et la superstructure ; autrement dit, sa conception de l’Etat comprend l’économique, le politique et l’idéologique comme étant dialectiquement liés.

Gramsci considère que l’Etat est formé par le binôme constitué par la société politique (gouvernement, police, armée, administration) et la société civile (Eglise, syndicats, entités privées, entreprises – lieu de l’exploitation –, médias, intellectuels, etc.). L’Etat exerce un rôle de reproduction des rapports de production au travers de ses deux bras armés ; d’une part par la coercition, avec toute sa violence de classe (qui en fait une dictature de classe) et, d’autre part, par le consensus social, ou l’hégémonie, qui apparaît comme un élément« civilisateur » [1].

La classe dominante garantit sa domination au travers des appareils idéologiques car ils remplissent un rôle d’agents d’unification sociale. L’idéologie de la classe au pouvoir, en tant que conception du monde, imprègne alors toutes les activités, toutes les pratiques qui s’expriment dans toutes les manifestations de la vie collective et individuelle. L’Etat bourgeois apparaît comme « neutre » (en masquant son caractère de classe) et se présente à nous comme le « régulateur » de la société (et il régule réellement les déséquilibres internes du bloc dominant et ses tensions avec les classes subalternes).

L’Etat est donc l’ensemble des activités pratiques et théoriques avec lesquelles non seulement la classe dirigeante justifie et maintien sa domination, mais parvient également à obtenir le consensus des gouvernés.

Comment la bourgeoisie peut-elle garantir sa domination et faire que cette dernière soit « assumée » par les classes subalternes ? Gramsci répond qu’il n’y a pas de pouvoir sans hégémonie. Elle a précisément besoin, du fait de sa faible base sociale, d’organiser le consensus d’une couche plus vaste de la population qui adhère à ses buts politiques ; de faire en sorte que toute la violence des rapports de production capitalistes soit assumée par de vastes couches de la société pour qu’elles tolèrent cette violence au nom de la logique du « sens commun ».

Les exigences matérielles (techniques/sociales) créées par l’appareil productif sont le terrain sur lequel l’appareil d’hégémonie plonge ses racines (à partir des lieux de travail). Il est important pour ce faire de relier le modèle du travail au mode de vie. Une classe est hégémonique parce qu’elle fait avancer l’ensemble de la société en direction de ses intérêts.

Théorisation de la crise

Selon Gramsci, une crise économique peut seulement se transformer en crise historique et organique si elle englobe l’Etat dans son ensemble, autrement dit, la société politique et la société civile. Commençons par éclaircir certains concepts.

Après l’échec des conseils d’usine de Turin et la montée du fascisme en Italie comme issue à la crise, Gramsci élabore le concept de« crise organique » qui, dans le cas italien, n’entraîne pas une crise révolutionnaire mais plutôt une involution.

Tout modèle d’intégration exige sa contrepartie : un mode de désintégration. Il n’y a pas de théorie de l’hégémonie sans une théorie de la crise de l’hégémonie (la « crise organique »). La crise organique peut générer une crise révolutionnaire si le rapport des forces dans la confrontation entre les classes antagonistes est en faveur des classes subalternes. Au contraire, la crise organique peut conduire à un réajustement dans le bloc dominant (ce que Gramsci appelle alors une « révolution passive »), quand le bloc hégémonique dirige la crise et réajuste le processus productif ainsi que les appareils de domination. C’est dans ce contexte que prend une importance particulière la cooptation par le pouvoir d’intellectuels et de cadres politiques issus des secteurs subalternes et leur adhésion au projet de la classe hégémonique, privant ainsi le projet alternatif de cadres dirigeants.

Parmi les exemples de « révolution passive » analysés par Gramsci se trouvent le fordisme et le fascisme. Ces deux modèles sont parvenus à un réajustement dans l’appareil productif dans le sens d’une augmentation de la productivité sociale du travail (augmentation du taux d’exploitation) et par la restructuration des appareils de domination. Dans les deux cas, l’objectif final n’était autre que de garantir l’accumulation et l’expansion de leurs capitaux respectifs. Dans les deux cas également, la coercition et le consensus furent simultanément utilisés. Leurs spécificités étaient dues à leur situation géographique (Etats-Unis/Europe) et à la nature même du rapport de forces dans lequel ils se sont déployés.

Une crise révolutionnaire exige par contre une crise de la superstructure, une crise de la représentativité, et cette crise doit profondément toucher la base sociale, avec des masses organisées dirigeant un processus d’alliances. Le caractère de la crise dépendra donc de la structure de classes et de ses rapports de forces. Et comme il n’y a pas de destruction sans construction, la crise ne s’aiguisera pas sans qu’on lui donne une issue politique de masse. La crise de l’hégémonie du bloc au pouvoir ne se produit donc pas sans qu’il y ait dispute pour l’hégémonie sur le bloc dominé.

Comme le capitalisme développé étend son intervention dans la société civile, il est nécessaire de désactiver le contrôle de la bourgeoisie qui garantit le consensus et son hégémonie, et de recomposer un bloc alternatif. Cela est impossible sans l’articulation d’alliances et un consensus alternatif en construction. Autrement dit, la révolution, à la différence d’une rébellion, d’une révolte ou d’un soulèvement, se propose de détruire le pouvoir d’une classe et de construire un nouveau pouvoir, le pouvoir de la classe opprimée.

C’est pour cela qu’il faut comprendre la révolution comme un processus destructif-constructif (tandis que la révolte seule se limite à la destruction partielle, laissant intacts les institutions et l’appareil de domination). C’est pour cette raison que la question de l’hégémonie est si importante pour les révolutionnaires et que celle-ci doit être un objectif à construire. Tout comme le capitalisme a ses propres recettes pour résoudre sa crise, seule la rupture des maillons de la chaîne par un bloc alternatif contre-hégémonique peut donner une issue révolutionnaire à la crise.

La crise actuelle

Dans le contexte historique actuel, nous pouvons détecter essentiellement deux courants au sein du camp du marxisme dans leurs caractérisations de la crise du capitalisme.

On retrouve d’une part la « théorie de l’effondrement », qui conçoit que la phase actuelle de développement capitaliste suppose sa décomposition accélérée qui entraîne à son tour une accélération de la crise et la chute à court terme du système dans l’abîme. Cela exige une préparation immédiate afin de faire à une stratégie de « guerre de mouvements » [2] où les blocs antagonistes s’opposent frontalement.

A l’opposé, on retrouve une position qui se situe sur le terrain de la théorie du déclin et qui part du fait qu’au sein de la crise structurelle du capitalisme, ce dernier dispose de mécanismes et de ressources lui permettant de se recomposer. Cette position coïncide avec l’idée de Lénine selon laquelle il n’existe pas de « situation sans issue » pour le capitalisme. Cela exige donc, aujourd’hui, de mener une stratégie de « guerre de positions » [3], ce qui nous relierait avec la préoccupation de Gramsci sur l’hégémonie.

Cette option se rapproche plus de la réalité. Car, soit il se produit une restructuration du système, soit on prépare une stratégie qui débouche, dans le cadre d’un processus, sur une crise révolutionnaire. Le mot de Lénine cité ci-dessus vient à propos car, dans le moment actuel de l’accumulation capitaliste, le système a besoin - et aura sans cesse plus besoin - de bien plus que de simples mesures économiques pour sortir de sa stagnation. Si nous ne les empêchons pas, ils tenteront de le faire et y parviendront, quel qu’en soit le prix.

Contextualisation

Cela fait plus de 30 ans que le capital traverse une situation de crises et de dépressions continuelles, mises en lumière par sa tentative compulsive d’élever la productivité sociale du travail et par la faiblesse du taux de profit, elle même consécutive à une composition organique du capital défavorable à ses prétentions.

Bien entendu, le capital n’est pas pour autant paralysé : il tente de pallier au désastre avec des solutions multiples et coordonnées entre elles, mais qui ne surmontent pas la difficulté existante. La phase actuelle se caractérise par l’expansion des rapports de production capitaliste à presque toute la planète, par une extension du rapport salarial d’une part et, d’autre part, par l’exclusion du travail d’énormes masses. Le toyotisme s’implante en tant que processus productif plus avancé en s’imbriquant avec les méthodes fordistes, ainsi qu’avec la tendance à la délocalisation et à la segmentation du processus productif d’une part, et à la centralisation et concentration du capital d’autre part.

Dans les pays occidentaux en voie de sous-développement [4] les entreprises industrielles disparaissent. Le secteur financier s’hypertrophie et on assiste à une tertiarisation croissance de l’économie - ce qui s’oppose à « l’économie réelle » en prélevant d’importantes quantités de la plus-value créée. Mais, en définitive, les secteurs financiers et de services sont « productifs » pour le capital en tant que parasites de la plus-value.

Les planificateurs du capitalisme appliquent toute une batterie de mesures pour tenter de reconfigurer l’accumulation soutenue et garantir une reproduction du capital satisfaisante car, comme cela a déjà été théorisé et démontré, sa composition organique croît sans cesse, et de manière particulièrement spectaculaire au cours de ces dernières années.

C’est ainsi qu’on entend, dans le camp capitaliste, de plus en plus de voix qui demandent une composition organique favorable aux intérêts du capital par des procédés adéquats ; soit par la disparition massive du capital incapable de se valoriser – faillites d’entreprises [5] – soit par leur destruction violente massive (par un conflit armé généralisé).

Il faut insister sur ce point. La solution capitaliste ne peut passer que par une reconfiguration de la composition organique du capital en dévalorisant une bonne partie de ce dernier d’une telle manière que cela permette la régénération d’un taux de profit adéquat pour le capital survivant. Cela requiert préalablement d’augmenter de manière continue le taux d’exploitation de TOUS les travailleurs, tant dans les pays sous-développés que dans les pays en voie de sous-développement croissant.

Le capital se trouve aujourd’hui dans une crise très différente des simples crises cycliques ou des récessions plus ou moins vastes du passé. C’est une crise très longue, qualitativement différente, qui exige une restructuration ayant des effets destructeurs pour la majorité de la population. Puisque nous comprenons qu’il n’y a pas de situation absolument sans issue pour le capital, il tentera de mener à bien les restructurations nécessaires afin de garantir sa survie ; il restructurera ses mécanismes d’exploitation et ses appareils de domination en les adaptant aux nouvelles conditions afin d’augmenter l’exploitation jusqu’à l’épuisement de la planète et de ses ressources.

Restructuration dans l’appareil de domination

On peut observer des changements profonds dans le système de domination : faillite du modèle appelé « Etat Providence », reconversion de l’appareil démocratique formel, recul des droits civils, militarisme, législations restrictives…

Ce n’est pas un changement de la nature de classe de l’Etat qui se produit mais son adaptation aux intérêts du capital le plus avancé, en subordonnant encore plus les fractions plus affaiblies du capital, ce qui renforce le caractère organique de la crise. En outre, il doit continuer à garantir la reproduction de la force de travail dans les nouvelles conditions d’exploitation et d’accumulation.

La restructuration des appareils idéologiques suppose l’utilisation massive des médias pour la configuration des consciences, avec des multinationales de l’information liées au capital transnational et à son projet global. Ces entreprises multinationales dessinent la reconversion des appareils éducatifs grâce aux diktats de la Banque Mondiale et du FMI. Elles neutralisent la pensée critique en achetant ou en tirant profit des vacillations d’une grande partie des intellectuels et activent un processus accéléré d’acculturation au niveau mondial destiné à balayer tout type d’identité spécifique et de diversité.

Conclusion : par les éléments signalés, nous pouvons qualifier la crise actuelle de « crise organique ». Le système mène à bien une restructuration qu’il considère nécessaire afin de continuer à subsister, pour se perpétuer et pour faire face à sa crise organique. La globalisation monopolistique s’impose dans toute sa cruauté et violence, comme les expériences récentes le confirment. Il est nécessaire de gagner des positions (l’hégémonie) dans la société afin qu’avec qu’une modification du rapport des forces permette d’ouvrir la bataille définitive contre ce système.

Source : 
http://hernanmontecinos.com/2008/03/11/apuntes-sobre-la-teoria-del-estado-en-gramsci/ 
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera

Notes :


[1] Depuis Hegel jusqu’à Croce, l’ « Etat » (l’intérêt « général ») et la « société civile » (intérêts « particuliers ») sont séparés.

[2] Il nous convient d’utiliser ce concept gramscien afin de délimiter le cadre des stratégies.

[3] Notion en contraste avec celle citée antérieurement et qui constitue également un apport décisif de Gramsci.

[4] Dans la terminologie traditionnelle, on parle de « pays développés ».

[5] Dans ce sens, l’agression contre le capital subordonné (de caractère local) est ce qui produit la montée des néofascismes en tant que réponse défensive de ce secteur du capital. Il ne faut donc pas comprendre leur montée actuelle comme un élément simplement idéologique.