Tout a commencé il y a plusieurs décennies, aux Etats-Unis, par l’adoption à des fins contra-cycliques, par la Réserve fédérale (Fed), d’une politique monétaire dite accommodante. En clair, pour soutenir une activité défaillante, les taux d’intérêt baissaient et, pour s’en assurer, la banque centrale rachetait des bons émis par le trésor américain dont les investisseurs privés ne raffolaient pas. Tant pis si, négligence bénigne, le taux de change du dollar fléchissait au passage : c’était bon pour les exportations de l’oncle Sam.
Après la crise financière de 2008, cette politique a pris des proportions inhabituelles, apparaissant comme le dernier rempart contre l’effondrement du système bancaire mondial. Les Banque du Japon (BoJ) et d’Angleterre (BoE) s’y sont mises avec allégresse. Monde parfait, les marchés financiers étaient friands de cet «assouplissement quantitatif», formulation technocratique du battage de monnaie. Au total, Fed, BoJ et BoE ont injecté près de 7.000 milliards de dollars en cinq ans dans les circuits financiers, dont près de 5.000 milliards pour seuls Etats-Unis. Une part de ces liquidités a naturellement alimenté la hausse boursière. Pour faire bonne mesure, au FMI et à l'OCDE, des prêtres - pardon des économistes - néo-keynésiens bénissaient cette miraculeuse opération du saint crédit.
En Europe continentale, les pouvoirs clientélistes incapables de conduire des politiques de réforme courageuse, comme celui de François Hollande, trépignent depuis trois ans à l'idée qu'ils pourraient davantage bénéficier du banquet gratuit. La Banque centrale européenne, après avoir annoncé à plusieurs reprises qu'elle recourrait elle aussi à ces facilités, ne l'a fait qu'à plus modeste dose, en raison principalement de l'opposition des Allemands, inquiets pour leur épargne.
Au début, les effets de cette assouplissement ont paru bénéfiques sans être toutefois enthousiasmants. L’économie américaine a crû de 2,2 % en moyenne de 2010 à 2013 après la catastrophique année 2009 (-2,8%) qui succédait à un début de récession en 2008. Celles du Japon et du Royaume-Uni ont connu un rebond analogue. Encore faudrait-il distinguer les effets de la dépréciation du dollar, du yen et de la livre sterling qui favorise les exportations de ceux de la simple augmentation de la masse monétaire ces années là.
Quoi qu'il en soit la belle mécanique se grippe déjà. Le problème immédiat est que les salaires ne suivent pas, ce qui finit par brider la croissance et priver les finances publiques de recettes fiscales indispensables au redressement budgétaire. Ainsi, en Grande-Bretagne, le déficit des comptes publics pourrait se creuser cette année malgré un PIB progressant encore de près de 3% en 2014. Sur les sept premiers mois de l’exercice budgétaire en cours (avril à octobre), le déficit britannique était supérieur de 6% à la même période de l’an dernier. Or, sur l’ensemble de l’année (avril 2014-mars 2015), le gouvernement de sa majesté tablait sur une réduction de plus de 11%.
Au Japon, la situation est plus inquiétante. Le gouvernement a annoncé la semaine dernière que le pays avait enregistré, pour le second trimestre consécutif, une chute de son PIB et qu'il était ainsi officiellement retombé en récession. La consommation des ménages stagne et les entreprises déstockent plutôt que d'augmenter salaires et production. L'assouplissement quantitatif a déjà épuisé une partie de ses charmes.
Et, dans tous les pays qui s'y sont adonnés, la diminution du chômage résulte davantage de la multiplication de d’emplois précaires et mal payés que d'une saine reprise des embauches.
Que se passe-t-il en réalité ?
Selon la théorie keynésienne, synthétisée dans le fameux schéma IS/LM de John Hicks, la baisse des taux d'intérêt finit par provoquer une situation de "trappe à liquidités". Cette expression à l'allure de tour de prestidigitation signifie que, sous un certain seuil, les agents pensent que le taux d'intérêt ne peut désormais plus qu'augmenter. Ils préfèrent alors détenir de la monnaie plutôt qu'acheter d'autres actifs, notamment des obligations, dont les cours risquent de chuter.
Cette théorie est un peu péremptoire, notamment quand elle définit les préférences anticipées des investisseurs. Dans la situation actuelle, il apparaît plutôt que la politique d'assouplissement quantitatif patine car les liquidités créées bénéficient d'abord aux grandes corporations : Etats, banques et industries qui leur sont liées plutôt qu'aux PME et autres structures plus innovantes. L'assouplissement quantitatif est la proie idéale pour un capitalisme et une finance de connivence. Dès lors, la concurrence internationale se fait moins par l'investissement et la compétitivité-produit que par les prix. Paradoxalement, la croissance de la masse monétaire peut donc se traduire par une baisse des prix qui pèse sur les salaires et fait cohabiter risques inflationnistes et déflationnistes.
On comprend mieux les réticences des pays d'Europe du Nord à se lancer dans cette aventure. Qui, sur le vieux continent, bénéficierait en priorité de cette poudre de perlimpinpin ? L'assouplissement quantitatif permettra-t-il simplement aux budgétivores publics de Grèce, de France, d'Espagne et d'Italie d'arroser leur clientèles électorales ou d'aider leurs canards boiteux ? Et qu'en déduire pour la France en proie aux doutes et à la mou-présidentialitude ?
Que l'ultime espoir d'un sauvetage par la création monétaire, si les cigales venaient à l'emporter sur les fourmis à Bruxelles et Francfort, serait au mieux de courte durée. Au contraire, l'extension du domaine de la monnaie de singe pourrait finir par effrayer des marchés financiers privés de valeurs refuges et entraîner une hausse des taux. Etrange paradoxe que celui d'un accroissement de la quantité de monnaie mise sur les marchés qui aurait pour effet d'augmenter le prix de cette monnaie, à savoir le taux d'intérêt. Bref, la trappe à liquidités s'ouvrira par la fenêtre après avoir été colmatée par la porte !
Mais il en va ainsi dans une économie mondiale déréglée par les manipulations auxquelles se prêtent gouvernements, banques centrales et milieux financiers. Economistes et politiciens comprennent de moins en moins bien ses à-coups. Rassurez vous : au bout du chemin il y a toujours la spoliation des épargnants et l'autoritarisme des pouvoirs.