Pendant une trêve
Furnes, 28 novembre
— Tu n’es pas mort ? C’est dégoûtant.
C’est le relais. Car il y a des relais dans la guerre. Alors
on rit.
Quand on ampute un monsieur, il ne serait pas convenable que
les témoins se missent à plaisanter, mais si le monsieur veut rire ?…
Revenons donc des chemins, des rives et des tranchées et
asseyons-nous dans cet estaminet.
— Tu n’es pas mort ? Il va falloir te mettre un
couvert ?
L’homme à la vie si dure est un mitrailleur. Dans sa prison
roulante, chaque matin, avec trois camarades, il file « leur rentrer
dedans ». Ils sont partis quatre hommes il y a huit jours. Tombés dans une
reconnaissance, ils ont joué de la gâchette et du volant. Ils sont revenus
trois et un cadavre.
— Il avait mal choisi l’instant pour regarder par la
lucarne.
Avant de s’attabler, le mitrailleur prend sa fourchette, la
tient comme un flambeau, se compose un air et module :
Je ne veux pas mourir
encore.
Voilà le soleil. Le froid avait tellement exagéré qu’il a dû
se donner une bronchite à lui-même. Il en est mort. À cet endroit, d’où l’on
voit par la fenêtre la grande route ramenant à gauche de. Nieuport, d’Ypres à
droite, ce n’est que sainte jeunesse. Il fait beau sur les visages, comme il
fait beau sur la nature. Prenons ces sujets de gaieté pour vous en envoyer à
vous de l’intérieur, qui vous feriez scrupule d’en trouver en vous-mêmes.
La fragilité de l’heure les a sacrés. Vous ne pouvez pas
refuser de rire quand vous y êtes invités par ceux pour qui vous restez
tristes.
Quand on r’viendra, ça
on ne le sait pas.
P’têtre demain,
p’tétre dans cent années.
Si on r’vient pas on
se s’ra en tout cas
Jusqu’à la fin
joliment promené
é, é, é, é.
Ça c’est un régiment qui part. Tout l’estaminet dégorge. Le
mitrailleur grimpe sur sa machine, bat la mesure et quand l’instant arrive fait
avec eux :
é, é, é, é.
Les rangs défilent. Un de ceux qui porte les souliers les
plus crottés crie aux gens du trottoir :
— Qui veut m’acheter le cirage qui fait si bien briller
mes croquenots ?
Si ma fi-fi fi-an-cée
me voyait
Ell’ me dirait en me
donnant cinq sous :
« Va t’ faire
raser », mais moi je répondrais
Que ai toujours les
mêmes joues dessous.
Ou, ou, ou, ou.
Le régiment devient plus petit.
— Dites donc, capitaine, demande le mitrailleur, si ma
fiancée me voyait, qu’est-ce qu’elle dirait ?
Ce capitaine a trois galons à son bonnet et une soutane pour
dolman, une soutane qui s’achève en culotte.
— Ce qu’elle dirait ?
— Elle dirait : l’aumônier peut bien te donner du
tabac quoique tu ne sois pas bon catholique.
é, é, é, é.
Le régiment est déjà loin.
Cet aumônier est notre ami. Nous l’avions trouvé sous
Dixmude. Un zouave lui disait :
— Vous savez donc fumer la pipe, capitaine ? (car
il fumait la pipe), parce que j’aurais pu vous la mettre au point.
— Tu peux toujours.
La pipe changea de bouche. C’était au moment de la poussée.
— Ça m’a l’air de chauffer, capitaine, je vous la
rapporterai peut-être brûlée.
Que le prêtre voudrait que ce zouave lui rapportât sa
pipe !…
L’estaminet n’est pas grand, il y a pourtant beaucoup de
soldats, dans la salle, dans la cuisine, dans le couloir et sur les marches de
l’escalier en escargot. Cette salle à manger dans l’escalier c’est fameux. Ceux
qui sont dans le bas ont autant de nourriture sur le dos et sur le crâne que
dans le ventre.
— Quel dommage, crient les plus haut perchés, qu’on ne
mange pas des choses à noyaux !
Le mitrailleur se lève :
— Je vais vous dire ma nouveauté.
On croit qu’ c’est sur
un ch’val de prix
Qu’ Guillaume, qu’ son
docteur et son fils-ce
S’avancent pour prendre
Paris
Moi j’ dis qu’ c’est
sur une écrevisse.
— Fantassins, artilleurs, carabiniers, toute
l’armée ! Voilà le général.
Ombre, touchante qui se profile sur le reste de la
Belgique ! C’est un ancien général que l’âge arrêta lorsque, le
2 août, il fit le geste d’instinct de reprendre l’épée. Il a suivi
l’armée. Il ne la quittera que pour sa stèle, Namur, Bruxelles. Anvers,
Ostende. Il est à Furnes. Il ne parle pas, même pour demander du pain. Il ne
lit pas. Il ne regarde pas : il marche. Il porta l’uniforme, mania des
hommes, rêva son plan, il est en civil, sans soldats et n’a plus d’avis à
donner. Dépouillé du travail de sa pensée, il voit à ses pieds pourrir ses
fruits. Il marche pour se dépêtrer de ses propres décombres. Il passa devant
l’auberge. Les âmes lui rendirent les honneurs.
On boit de la bière sut le trottoir en face. La bière des
Flandres a la couleur des chevelures des filles d’ici. Les filles d’ici ?
Où sont-elles ? C’est encore une des figures de la guerre. Les races, les
routes, les maisons n’ont plus de silhouettes balancées. On dirait que Dieu a
rendu à l’homme la côte dont il a fait la femme.
Trois officiers boivent aussi de la bière. Ils nous font
signe. Nous traversons avec l’aumônier.
— Aumônier, devinez ce que j’ai vu ?
Que peut bien avoir vu un lieutenant de cuirassiers ?
— Vous avez vu des Allemands ?
— Mieux que ça.
— Le duc de Wurtemberg ?
— Mieux que ça.
— Le kronprinz de Bavière ?
— Mieux que ça.
— Vous avez vu, s’écrie l’aumônier, vous avez vu une
femme !
Il avait vu une femme ! Ses camarades appellent tous
les autres officiers.
— Regardez-le ? disent-ils.
— Il a gagné la Légion d’honneur ?
— Presque. Voilà l’homme qui a vu une femme !
— Eh bien moi, si j’étais abbé, tranche un capitaine,
je dirais au Seigneur que c’est de l’injustice et que lorsqu’il fait passer une
femme sur la place il devrait sonner du buccin pour qu’il n’y ait pas de
privilégiés.
L’aumônier alluma sa pipe :
— J’y penserai ce soir dans ma prière, mes amis.
S’il y a cette détente dans les cœurs, ce n’est pas
seulement l’œuvre du soleil, c’est que l’on voit moins de sang. La terre, ici,
s’est recouverte d’une cuirasse que chaque jour, pour qu’elle ne se ternisse
pas, la marée fait briller. Depuis que l’eau est entrée en guerre on rencontre
moins de voitures d’ambulance. Cette eau, sur ce sol, il semble que ce soient
toutes les larmes des mères déjà crucifiées, qui ont répandu là leur
désolation, pour que soient épargnées de plus nombreuses mères.
Donc, aujourd’hui, douce journée, peu de canon, pas de
blessés.
— Aussi, monsieur, je vous offre un cigare.
Ce parfait gentleman est un officier anglais. C’est une de
nos admirations. Non pour son courage. On perd l’habitude, ici, d’admirer les
hommes pour leur courage. Ils en ont naturellement comme ils ont deux yeux.
Vous n’iriez pas dire à quelqu’un : « Je vous félicite d’avoir deux
yeux. » C’est la même chose. Nous l’admirons pour son estomac.
Les matins, quand, de très bonne heure, nous nous
rencontrons sur le coin d’une table, tandis que timidement nous goûtons à un
café, il avale en deux traits et demi la moitié d’une bouteille de champagne.
Il allume un cigare et s’en va en bonne santé.
Voilà l’homme qu’il suffit de regarder pour se sentir bien
portant !
Du tabac vient d’arriver. La nouvelle fuit chez les soldats.
C’est la course sur la place. C’est l’attroupement devant le débit. On
s’étouffe.
— Pousse pas, bon Dieu !
— J’exécute, les ordres. Joffre a dit :
« Assez reculé, l’heure est venue de pousser. » Je pousse.
C’est la France. Ce n’est pas parce que l’on peut y rester
que l’on doit cesser de rire.
Albert Londres
Le Matin, 2 décembre 1914