« C’est donc la démarche d’émancipation, en tant qu’elle se veut unilatérale (« tu as besoin d’aide et je vais t’aider, moi qui suis plus intelligent que toi »), qui est l’aliénation même. L’éducation n’est possible que lorsque je suis acteur au sein d’un agir collectif : on n’éduquera jamais aucun élève ou enfant tant qu’on les considérera comme des « receveurs » : eux aussi ont à donner, peuvent aider l’adulte à s’émanciper. Faute de cette réciprocité, nécessitant le postulat d’une égalité épistémique et éthique radicale, on s’étonnera toujours que les dons généreux des éducateurs n’aient pas les effets escomptés... On ne forme pas à la vie démocratique en commençant, à l’École ou ailleurs, par la procrastination de son exercice.... »
Sébastien Charbonnier nous donne à penser, pensons donc avec lui.
Michel Peyret
L'émancipation philosophique
Entretien avec Sébastien Charbonnier,
enseignant en philosophie au lycée et docteur en sciences de l’éducation
Question de classe(s) proposera régulièrement des articles et des informations sur l’enseignement de la philosophie sous l’angle du rapport entre pédagogie de l’enseignement de la philosophie et luttes sociales. La sortie récente de l’ouvrage de Sébastien Charbonnier, nous donne ainsi l’occasion, à travers un entretien avec l’auteur, de revenir sur la question du rapport entre enseignement de la philosophie et émancipation.
Sébastien Charbonnier a publié en janvier 2013 un ouvrage sur l’enseignement de la philosophie, – Que peut la philosophie ? -, issu d’une partie de sa thèse de doctorat soutenue sous la direction de Michel Fabre.
Questions de classe(s) : Ton ouvrage débute par une enquête historique sur l’enseignement de la philosophie en France. Tu reviens en particulier sur la parenthèse de onze ans durant laquelle l’enseignement de philosophie a été supprimé. Est-ce qu’il n’y pas là un mythe sur le prétendu caractère subversif de l’enseignement de la philosophie ? N’a-t-on pas envie de dire de l’enseignement de la philosophie dans le secondaire ce que Diogène disait de Platon : « A quoi peut bien nous servir un homme qui a déjà mis tout son temps à philosopher sans jamais inquiéter personne ? » N’est-ce pas d’ailleurs à cette condition que cet enseignement a pu s’institutionnaliser ?
Sébastien Charbonnier : Il ne faut pas se raconter d’histoire sur la puissance subversive du professeur de philosophie. Merleau-Ponty le dit très bien dans sa leçon inaugurale au Collège de France : « on » a toujours besoin de pourfendeurs du système, qui dénoncent l’injustice, cela est toléré et n’a jamais fait de mal à personne – et surtout pas aux rapports de domination. Le professeur de philosophie ne peut pas être subversif par le contenu de ce qu’il enseigne (car on l’a cantonné dans une année qui fonctionne de manière presque folklorique : c’est le schéma anthropologique du carnaval, c’est-à-dire que tout peut y être dit ou fait car, après, va commencer la « vraie vie ». En revanche, ce qui peut se jouer pour l’émancipation, c’est dans la manière dont il enseigne. Voilà le vrai danger pour le pouvoir : si le professeur se met à enseigner un habitus démocratique aux élèves et leur fournit les moyens de l’autodéfense intellectuelle (l’expression est de Chomsky), alors il sera un véritable formateur à la citoyenneté. Mais c’est très difficile, car cela suppose d’aller à l’encontre de presque tous les modes de fonctionnement scolaires… Dans l’état actuel des choses, je dis parfois en rigolant aux élèves que l’enseignant est, dans sa classe, exactement le tyran décrit par Montesquieu car il réunit les trois pouvoirs (décider des lois, s’assurer de leur application, et juger qui les enfreint en décidant de la peine). Bienvenue à l’École !
QdeC : Tu cites dans ton ouvrage une déclaration d’Alfred Fouillé de 1880 présentant la « philosophie comme religion publique de la démocratie ». Est-ce que la représentation dominante du rôle de l’enseignant de philosophie dans la profession ne reste pas celle du clerc : celui de l’intellectuel-enseignant sur le modèle du prêtre qui évangélise les élèves et qui essaie de les convertir à la vocation pour un savoir désintéressé ?
S.C. : C’est exactement cela. Former à un éthos démocratique, cela suppose d’accepter que l’autre est mon égal. Sur ce point, les analyses de Rancière sont décisives. Il y a un pouvoir performatif de la croyance en l’inégalité des intelligences : le « pédagogue » qui veut instruire les élèves, même avec toute la bonne volonté du monde qu’on peut lui prêter, produit l’inégalité en la présupposant, c’est-à-dire qu’il réalise l’aliénation (au double sens du terme : en la croyant réellement présente chez l’autre, c’est lui qui la rend réelle). C’est donc la démarche d’émancipation, en tant qu’elle se veut unilatérale (« tu as besoin d’aide et je vais t’aider, moi qui suis plus intelligent que toi »), qui est l’aliénation même. L’éducation n’est possible que lorsque je suis acteur au sein d’un agir collectif : on n’éduquera jamais aucun élève ou enfant tant qu’on les considérera comme des « receveurs » : eux aussi ont à donner, peuvent aider l’adulte à s’émanciper. Faute de cette réciprocité, nécessitant le postulat d’une égalité épistémique et éthique radicale, on s’étonnera toujours que les dons généreux des éducateurs n’aient pas les effets escomptés... On ne forme pas à la vie démocratique en commençant, à l’École ou ailleurs, par la procrastination de son exercice.
QdC : En quoi l’enseignement de philosophie peut être, non pas celui par lequel l’enseignant émancipe ses élèves, mais une expérience d’émancipation collective à la fois pour les élèves, mais également pour l’enseignant ?
S.C. : La liberté est en jeu pour chacun dans une interaction qui vise l’émancipation : il faut en finir avec l’illusion néo-colonialiste qu’il y aurait des individus libres (savants, déjà éduqués, etc.) d’un côté, et des individus à libérer, à éduquer de l’autre. On peut assister à un tel glissement chez Philippe Meirieu lorsqu’il définit le principe d’éducabilité : certes, ce principe a des vertus multiples et justes en tant que pari éthique (sur ce point on peut difficilement le contester) ; mais pourquoi lui accoler un « corollaire », selon les mots de Meirieu, qui serait le principe de non-réciprocité : « tout faire pour que l’autre réussisse, s’obstiner à inventer tous les moyens possibles pour qu’il apprenne mais en sachant que c’est lui qui apprend. » (http://www.meirieu.com/DICTIONNAIRE/educabilite.htm) Écrire cela, c’est décrire de manière inadéquate l’éducation dans son enjeu émancipateur en la présentant comme une transaction unilatérale : j’apprends à l’autre et c’est lui qui apprend. Non : ça n’a pas de sens de vouloir éduquer à la liberté en posant un principe de non-réciprocité. Sinon, cela supposerait qu’il faut recruter des individus émancipés pour pouvoir apprendre l’émancipation aux élèves. C’est absurde – et on attendrait longtemps...
La figure de « l’éducateur libre (majeur) et libérateur (des mineurs) » est justement le présupposé jamais vérifier des humanistes pour qui le modèle de l’éducateur reste implicitement calqué sur la figure du clerc (comme tu le dis si bien : « sur le modèle du prêtre qui évangélise » et essaie de convertir à la vocation d’être un homme). Cela implique une certitude d’être déjà de l’autre côté de la barrière (on est libéré, on sait, donc on n’a plus besoin des autres) parfaitement dangereuse et aux effets éducatifs terribles. Il faut dire au contraire : seuls des individus capables de reconnaître tout le chemin qu’il leur reste à parcourir, seuls des individus reconnaissant leur faillibilité, donc la nécessité d’autrui pour les aider, seront capable de désirer s’émanciper avec leurs élèves. Nous sommes tous surdéterminés par des logiques sociales distinctives, tous nous sommes pris dans des pratiques dont la logique ne nous apparaît pas toujours clairement à nous-mêmes : c’est pourquoi nous avons tous, et toujours, besoin de continuer à nous émanciper avec les autres. Faire société, au sens démocratique, ne signifie rien d’autre.
QdeC : Ton ouvrage porte le sous-titre : « Être le plus nombreux possible à penser le plus possible ». Il y a là la visée d’une puissance émancipatrice derrière cette formule. Pourtant, je trouve qu’elle a peut être un inconvénient, c’est de sembler limiter la philosophie à la pensée. Or est-ce que la philosophie comme l’a montré Pierre Hadot, ce n’est pas avant tout une « manière de vivre ». Dans quelle mesure selon toi, il est souhaitable et possible de réintégrer cette dimension de la philosophie dans l’enseignement du secondaire ?
S.C. : C’est une question de vocabulaire très importante : je ne prétends aucunement réserver à la philosophie le droit de penser. Sur ce point, je suis complètement deleuzien (et beaucoup l’ont dit avant lui) : les philosophes n’ont pas le privilège de la pensée. Un artiste pense, un scientifique pense, etc. C’est pourquoi j’affronte explicitement ce problème dans l’Appendice second du livre : je préfère finalement l’expression « un art de penser ».
L’article indéfini rappelle bien que c’est une manière parmi d’autres ; cela signifie que toutes les disciplines doivent contribuer à l’émancipation. Prenons un exemple : la technologie est une discipline cruciale aux yeux du simondonien que je suis (Gilbert Simondon est un très grand philosophe français du 20e siècle ; mais comme il a surtout travaillé sur la technique, domaine méprisé par beaucoup de philosophes, il a connu une traversé du désert et la reconnaissance de son travail se fait seulement au 21e siècle). Pour la liberté des élèves, c’est crucial : comprendre le fonctionnement des objets techniques est le seul moyen de ne pas en être esclaves, c’est-à-dire dépendants de ceux qui les vendent, les réparent – notamment avec l’obsolescence programmée ; car alors, je dois payer pour cela, donc cela m’oblige à travailler plus.
On voit ici que la connaissance des objets techniques renvoie directement au problème de l’aliénation par le travail dans notre société de consommation. Bref, toutes les disciplines du système scolaire devraient questionner le sens de leur existence dans la formation des élèves sous cet angle : en quoi les aidé-je à devenir plus libres pour évoluer dans notre monde actuel ?
Pourquoi employer aussi l’expression d’« art » ? Justement pour son acception technique. C’est chez Spinoza et Leibniz que l’on rencontre un usage du mot latin « ars » qui est une analogie avec le monde de l’atelier, la fabrication, l’outillage. Or, la philosophie peut justement proposer des outils qui contribuent à devenir plus libre : l’analyse conceptuelle permet de comprendre que derrière un même mot il y a parfois plusieurs idées qu’il est bon de distinguer (le mot « amour », le mot « travail », etc.), la logique aide à déceler les sophismes dans les raisonnements de l’autre, etc.
Ce que veut dire Pierre Hadot par « manière de vivre » c’est une idée qui concerne toutes les disciplines : comment ce que j’apprends intellectuellement peut devenir un principe d’action dans mes choix quotidiens ? Se libérer par la connaissance suppose précisément d’opérer ce lien entre théorie et pratique – ce que les philosophes antiques, étudiés par Pierre Hadot, ne perdaient jamais de vue. Combien avons-nous vu de professeurs dont les actes démentent le contenu des idées qu’ils défendent ? Pour reprendre la belle formule de Sartre, dans Les Mots, à propos de son oncle : essayons d’éviter de transmettre « toutes les maximes de droite qu’un vieil homme de gauche enseigne par ses conduites. »
Propos recueillis par Irène Pereira
Référence :
Sébastien Charbonnier, Que peut la philosophie ? - Etre le plus nombreux possible à penser le plus possible, Paris, Seuil, 2013.