Sachant combien la presse écrite et audiovisuelle égyptienne a « le sens de l'Etat », ou encore combien elle « va dans le sens » de cet Etat (voir le billet précédent), peut-on imaginer que les ressources sur internet sont en mesure de pallier les lacunes de l'offre d'information ? Tout récemment publié par Article 19 – une association britannique (charitable company) avec des financements occidentaux d'origine souvent officielle – un rapport propose un tour d'horizon qui permet indirectement de répondre à cette question en s'intéressant au « rôle alternatif » des sites d'information en ligne.
L'approche, par sa prudence, mérite déjà d'être soulignée. Il y a quelques mois encore, quelques années en tout cas, c'est plutôt sous le signe de la « révolution des nouveaux médias » que ce type d'étude aurait été placée. Aujourd'hui, les ambitions sont nettement moins élevées et l'on s'estime heureux d'avoir seulement quelques raisons d'espérer une situation pas trop dégradée. Il est vrai que l'Egypte, où la justice vient d'innocenter l'ancien président Hosni Moubarak, fait partie de ces pays arabes où les enthousiasmes ont été particulièrement douchés.
En apparence, pourtant, tout va bien dans le secteur de l'information en ligne, capable d'une certaine diversité d'opinion, en raison notamment de son dynamisme. Plusieurs années après les premières tentatives de quelques journalistes amateurs et militants (voir ce billet de novembre 2006, huit ans déjà !), il existe aujourd'hui un grand nombre de médias en ligne très professionnels qui se placent parfois au premier rang des fréquentations. Trois d'entre eux figurent ainsi dans la liste des dix sites égyptiens les plus visités, liste où l'on retrouvait en première place le quotidien Youm7 (اليوم السابع) en octobre dernier selon Alexa.com. Ces données, qui peuvent se comprendre dès lors qu'une étude montrait qu'un internaute égyptien sur trois était, dès 2011, un consommateur d'information en ligne, étonnent malgré tout à l'heure où les réseaux sociaux, Facebook pour commencer, constituent un des principaux relais de l'information sur internet.
En effet, une telle vitalité ne s'explique pas par l'essor d'une véritable économie de l'internet. Dès qu'ils sont un peu ambitieux, les sites d'information en ligne réclament des investissements qui ne sont pas totalement négligeables. Faute de revenus grâce au commerce électronique, ces sites – comme l'ensemble des médias traditionnels ou modernes arabes – vivent donc en bonne partie d'aides. En provenance de l'étranger ou de fortunes locales, celles-ci sont toujours plus ou moins liées à un investissement politique, qui est une source de fragilité pour les entreprises de presse : très marginal aujourd'hui (il n'est que 14 000e en termes de fréquentation pour l'Egypte), le site Islam-online.net, qui fut une sorte de modèle à l'échelle de la région, n'est plus que l'ombre de lui-même depuis qu'il a été lâché en 2010 par ses patrons qataris, trois ans après sa création (article dans la revue en ligne Cyber Orient). A l'image de ce que l'on observe dans l'ensemble des médias, l'expansion du monde de l'information sur internet est en réalité – comme dans d'autres pays tel le Maroc – le signe d'une prise de contrôle du secteur par quelques grands acteurs politico-économiques. Or, cette évolution ne peut que contribuer à renforcer une tendance à l'auto-censure (une tendance quasiment historique puisqu'on peut la faire remonter à la « libéralisation » des médias sous Sadate, en 1971) : placés dans un cadre où les lignes rouges sont laissées en partie dans le vague, les acteurs vont tout naturellement prendre soin à ne pas mettre en danger leurs investissements.
Du point de vue juridique, le rapport d'Article 19 offre une remarquable synthèse des décisions récentes, et des évolutions prévisibles. S'il est vrai que la nouvelle Constitution de 2014 garantit la liberté d'expression, l'existence de diverses restrictions légales inquiète : le ministère public continue ainsi à avoir le droit de lancer des poursuites judiciaires contre des œuvres littéraires et artistiques tandis que subsistent des délits à la nature légale assez floue (incitation au désordre, à la désobéissance militaire et à la discrimination religieuse, diffamation de symboles de l'Etat, propagation de fausses rumeurs). Un appareil répressif susceptible d'être légalement renforcé en cas de guerre ou même de crise sécuritaire. D'ailleurs, alors que le bilan du président Morsi était déjà loin d'être positif en raison d'une recrudescence des attaques, légales et physiques, à l'encontre des professionnels de la presse, on peut craindre que le pire soit encore à venir avec le président-maréchal Sissi. Imposé pendant plusieurs mois après le « coup » de juillet 2013, l'état d'urgence a certes été levé. Mais les libertés publiques, y compris celle d'informer, n'en restent pas moins menacées avec la loi sur les manifestations (voir billet précédent) ainsi que la nouvelle réglementation concernant les ONG et le secteur associatif. Enfin, si elles sont adoptées, les lois anti-terroristes permettront, entre autres conséquences, un strict contrôle d'internet, lui-même en principe bien davantage surveillé dans le cadre d'une nouvelle régulation des médias, y compris électroniques, que l'Etat égyptien envisage de mettre en place, comme la plupart des régimes de la région.
Comme dans bien d'autres pays également, la Jordanie par exemple, une des manières de mettre au pas les sites d'information en ligne (le rapport d'Article 19 offre une liste commentée d'une douzaine d'entre eux) consiste à refuser d'encadrer légalement ceux qui y travaillent. Privés d'un véritable statut alors que le climat social et politique est toujours plus tendu depuis que se sont refermées les quelques « vraies » semaines révolutionnaires du printemps 2011, les professionnels égyptiens qui travaillent dans le domaine de l'information en ligne voient donc leur avenir sous un jour particulièrement sombre.