On remarque d’abord l’autonomie de la mémoire : « tout cela s’enregistre de lui-même sans que jamais rien n’ait été demandé » (p.33). D’où l’image récurrente du film, de la bande, de la bobine, dans une sorte de travail perpétuel de conservation, on ne sait où dans le crâne mais exhaustivement. Ce fait ne donne pas un sentiment de sécurité, comme un passé thésaurisé par une sauvegarde sûre, mais plutôt une « peur » mêlée à un « désir de comment » (p.55). On voudrait « y aller », mais on ne le peut par simple volonté : on ne saisit que des bribes, des restes, ce que la mémoire laisse affleurer sans que l’on sache pourquoi : « revenir / toute et même de mémoire / chiffonnée / deux fois dans l’effilochement / du varech / le long de la bande de la plage / quelque chose / d’infiltrable insiste et revient / dans on ne sait quelle / dernière bande du / jamais / jamais » (p.38) Autant l’enregistrement est stable, autant la restitution est incertaine, incomplète, parfois même refusée ou impossible, ne laissant en tête qu’un « fond noir » (p.115), lorsque « crâniennes : (ne dit rien) » (p.11). Le poète reste alors au bord d’un présent sans passé : « et je ne sais plus / que la masse vivante du noir / mat / penchée dans le vent / de n’importe quel jour revenu / au bord de lui-même » (p.106).
Autant la mémoire est personnelle, autant la personne ne dispose pas de son propre passé. Il s’épaissit en strates, croûtes constituant « le millefeuille de la tête » (p.86). « sa mémoire / est un millefeuille craquant » (p.69) : voilà assez exactement l’amont du poème pour Laugier, un craquement de mémoire. Il n’y a aucune logique ou chronique internes dans ces parages ; se produisent des soubresauts incontrôlés, des éruptions disparates de temps : « crâniennes sont ainsi / un jour elles perdent dans un seau d’eau noire / la main pure qu’elle cherchent / un autre elles avancent / dans le décubitus d’une pente râpée / demain auront le cœur lilas / hier étaient recouvertes de neige / ainsi crâniennes été comme hiver / avancent sous les hanches du poème » (p.91)
D’une page l’autre, on passe donc d’un été à Nice (p.56) à un hiver sous la neige (p.58) en une suite de « visitations » (pp.60-62-64). Ce régime du coq-à-l’âne semble sans maître : le poète ne peut pas plus poursuivre ou maintenir une image qu’il ne peut supprimer ou évacuer celle qui s’impose de manière intempestive : ainsi pour celle du sdf « emplastiqué par terre / dans un carré de carton » (p.98). Et pourtant il y a bien sinon une raison du moins un sens à cette activité mémorielle : certains épisodes, vécus de façon plus intense, ainsi pour « la mort de claude » (p.49), peuvent donner lieu à une suite précipitée de retours (pages 40 à 44) constituant une sorte de séquence à l’intérieur du livre. Mais le plus souvent, c’est l’aspect discontinu, erratique, qui domine.
De même pour les paysages ou les lieux. Certains noms précis sont donnés : Maroc (p.13), Nice (p.56), Chicago (p.80), Léman (p.103), Uzès (p.112), sans que l’on puisse déterminer si cette suite est chronologique, sauf au début avec le Maroc, toujours lié à l’enfance. Pour le reste, cela demeure flou : les paysages sont métonymiques, restent seulement des détails, motifs que seul l’auteur peut identifier, circonstancier. Ce jeu d’ellipses ou d’écriture a minima rapproche à la fois le poème du journal intime (le diariste n’a pas besoin de développer, quelques indications suffisent à son repérage) et amène à une sorte d’abstraction du motif visuel : sans contexte réaliste, il devient pure touche ou tache : noir bitume, jaune moutarde, vert sombre des feuilles, rouge pavot, arbres noirs… « route serpentine », « aplat sec » de tôle brillante, frange sombre du varech… Par opposition, lorsque le poème renvoie à une scène (émotionnellement plus chargée ?), le paysage se compose davantage, se complète. Ce jeu entre figuratif et non-figuratif est intéressant dans le livre, même s’il n’est pas central.
Crâniennes repose donc sur une opposition entre deux pôles, deux forces : d’un côté, la mémoire et ses remous, de l’autre, le poète qui entend bien rester maître du jeu, par l’écriture. . Le poète apparaît bien aussi aux commandes lorsqu’il souligne l’enchaînement des séquences par des articulations logiques à l’initiale : « ainsi » (très fréquent), « pareillement », « mais », « alors », « or », « car »… Il peut également placer le mot « crâniennes » en début de page, entre anaphore et sous-titre répété. Sa présence à la gouverne peut être marquée de façon encore plus directive : « je reprends » (p.56), « alors reprendre » (p.105), « alors je poursuis » (p101), « et reprendre » (p.76), « (reprise) » (p.72)… C’est également le poète qui établit de façon discrète un réseau d’échos avec d’autres œuvres (Villon, Hopkins, Dickinson, le peintre Hollan, le photographe P. Descamps…) ou avec ses précédents livres : « suivantes »(p.25), « rapide vif très rapide » (p.13), « bande continue » (p.19), « vertébrale »(p.23), « (for) » (p.71)… Au bout, entre auteur et mémoire, on a l’impression que le match est nul : les termes de « crâniennes » et « mémoire » doivent être à peu près aussi fréquents que ceux de « poème » et de « phrase ».
La poésie de Laugier retient par son lyrisme froid : le souvenir est pris sous un regard qui scrute son mouvement autant que son contenu. Emerge un passé sans mélancolie ni regret, un passé qui simplement repasse comme sans fin : « ce que je cherche là avec mes mains / est ce que je dis / ce que je continue aujourd’hui même ».
[Antoine Emaz]
Emmanuel Laugier, Crâniennes, Argol, 120 pages – 16€