Magazine Culture
Thomas Savage a connu une carrière littéraire à
rebondissements: salué dès ses débuts avant la seconde guerre mondiale, il a publié
ensuite treize romans vers lesquels le grand public ne s'est jamais tourné,
malgré la reconnaissance de ses pairs. Et puis, tout a changé: Le pouvoir du chien, réédité en anglais plus de trente ans après sa première parution, est accueilli
comme il aurait pu (dû?) l'être en 1967 - et, dans la foulée, traduit en
français par le toujours excellent Pierre Furlan. Annie Proulx, qui signe la
postface, tient ce roman pour le meilleur de son auteur. On est curieux malgré
tout de découvrir les douze autres... Mais revoici, en collection "Vintage" un texte que son éditeur parisien continue à défendre. Il n'a pas tort.
Car ce roman déploie, dans le mythique Ouest américain, une
thématique très éloignée des clichés et qui s'attache aux êtres dans leurs
caractéristiques les plus secrètes, dans ce qu'ils sont censés ne pas montrer.
Vers 1925, deux frères, Phil et George, dirigent un ranch
dans le Montana et utilisent chacun ce qu'ils savent faire le mieux. Phil
possède une autorité naturelle sur les hommes, George est le négociateur quand
il s'agit de vendre les bêtes. Paradoxalement, Phil est pourtant celui dont
l'esprit est le plus ouvert sur le monde, sa rudesse affichée (il met par
exemple un point d'honneur à ne jamais porter de gants, quitte à se blesser
souvent) cache une sensibilité très fine. De la même manière que son dégoût
exprimé de l'homosexualité masque vraisemblablement une attirance pour les
hommes.
Complémentaires, les deux hommes s'entendent à la
perfection. Du moins tant que George ne tombe pas amoureux de Rose, la veuve
d'un médecin alcoolique qui s'est suicidé après une altercation avec Phil. Rose
ignore ce détail, mais elle doit malgré tout affronter, après son mariage, un
beau-frère pour le moins rugueux qui la pousse habilement vers la boisson.
Et puis, il y a Peter, le fils de Rose, un garçon aux
allures de fillette, porté sur l'étude et l'observation scientifique. Son
apparence frêle est pourtant démentie par un regard froid. Et l'on découvrira
que, comme Phil - qui d'abord le déteste puis tente de se rapprocher de lui -,
il camoufle sa vraie nature.
Thomas Savage met ainsi en place un jeu complexe de masques
chez de riches propriétaires dont l'un (Phil) rejette tout ce qui ressemble au
luxe et au progrès tandis que l'autre (George) se montre plus accessible à la
volonté de paraître, parfois avec maladresse. L'invitation acceptée par le
gouverneur et son épouse est, de ce point de vue, un triste épisode très
révélateur ce que veut être chacun des deux frères, et de leur difficulté à
assumer ce qu'ils sont vraiment.
L'auteur, qui utilise pour bien des points une expérience personnelle
(le texte d'Annie Proulx est éclairant sur le sujet) tout en lui donnant une
dimension romanesque qui l'éloigne de l'autobiographie, saisit le moment où
tout bascule dans la vie de ses personnages. Les influences réciproques des uns
sur les autres conduisent à un drame qu'on ne sent pas vraiment venir sous la
forme qu'il prendra, malgré la tension qui s'exacerbe. C'est du grand art.