La route jusqu’à Venise déroule ses multiples lacets à travers la plaine sans fin que j’avais observées des hauteurs de Mosolente. Après avoir dîné à Trévise nous avons roulé continuellement entre des jardins et des villas peuplées de statues. En deux heures et demie nous avons atteint Mestre. Après y avoir embarqué nos bagages, nous avons pris une gondole ; son balancement régulier nous parut délicieux après les rudes cahots de la chaise. Étendu sous une tente, je goûtai à mon aise la fraîcheur des brises et le spectacle des flots. Bientôt nous quittâmes le canal de Mestre ; il se termine par une île où s’élève une chapelle dédiée à la Saint Vierge. L’édifice émerge d’un petit bois que dominent de grands cyprès ; ses cloches tintaient au moment de notre passage. Nous avons jeté quelques paolis dans un filet fixé tout exprès au bout d’une perche pointée vers le large. Aussitôt après avoir doublé la pointe de l’îlot, nous avons aperçu un vaste bras de mer d’où surgissaient les dômes et les tours de Venise. Nous distinguions Murano, S. Michele, S. Giorgio in Alga et d’autres îles se détachant de l’archipel principal.
Je les saluai comme de vieilles connaissances : de nombreuses gravures, des dessins, me les avaient depuis longtemps rendues familières.
Fils du Lord-Maire de Londres, qui meurt alors qu’il n’a que neuf ans, William Beckford se retrouve à la tête d’une immense fortune, estimée à 1 million de livres, des terres et des plantations de sucre en Jamaïque. Il vit à Splendens, le manoir de Fonthill, avec sa mère pour laquelle il éprouve un amour passionné.
« Je savais qu’elle n’appartenait pas à l’humanité commune et, puisque j’étais son fils, je n’y appartenais pas davantage. »
Beau, riche, adulé, William Beckford prend très tôt conscience de sa singularité. Sa vive passion pour les livres, sa fiévreuse imagination, son penchant pour la rêverie l’écartent plus encore du commun des mortels et le transportent dans un monde féerique, placé sous le signe d’un Orient mystérieux et voluptueux.
Vers 17 ans, il découvre son attirance pour les jeunes garçons.
Beckford entreprend un gigantesque tour d’Europe qui occupera sa vie entière. Le but du voyage, susceptible de durer une année, était de gagner l’Italie considérée comme le berceau de la civilisation classique. Au contact des nations étrangères visitées en cours de route, le jeune Anglais devait se dépecer de son insularité, se familiariser avec ces étranges bipèdes, les Européens, parfois charmants, souvent irritants, toujours imprévisibles. Il goûte la liberté des mœurs à Vienne, la « beauté partout répandue comme une grâce » de Venise dont Lucchino est le plus vibrant exemple.
« L’enfance est terrible qui ne connaît pas son pouvoir, qui nous charme sans le chercher, et dont l’amour entier nous submerge. »
La passion de l’enfant et de l’adolescent atteint de tels sommets que William doit quitter, à son cœur défendant, la cité lacustre dont il croyait avoir fait la conquête.
« Venise n’est pas, comme on peut le croire, le lieu de toutes les libertés, c’est aussi la cité des espions et des délateurs. Osez aimer contre les normes, et vous verrez cette liberté fondre comme neige au soleil pendant qu’on vous montrera du doigt et qu’on vous fermera les portes. »
De retour en Angleterre, il épousa en 1783 Lady Margaret Gordon dont il eut deux filles. Il mourut à son domicile de Lansdown Crescent à Bath, laissant à ses deux filles un capital amoindri, s’élevant tout de même à 80 000 livres.