Elle, je la rencontre tous les matins dans le RER. Elle monte à la station suivante.
Aujourd'hui, elle s'est assise juste en face de moi. Elle ôte son manteau et le plie en deux avant de le déposer près d'elle sur le siège libre.
Teint blafard, yeux hagards, elle pose un sac de cuir jaune paille sur ses genoux. A travers la vitre embuée, elle contemple avec dédain la couleur clair-obscur du ciel grisâtre. Devant la pâle lueur du matin, elle cligne des yeux encore gonflés de sommeil. En poussant un léger soupir, elle glisse une mèche de cheveux châtains illuminés par quelques rayons blonds cendrés derrière une de ses oreilles. Puis, elle ouvre son sac qui ressemble plutôt à une grande besace et en sort délicatement une trousse matelassée beige dont elle ouvre gracieusement les deux rabats.
Elle ressemble aux premières trousses d'écoles que l'on étalait fièrement sur notre pupitre à la rentrée du cours préparatoire. De petites languettes maintenaient stylos plume, crayons à papier et de couleur, gomme, ciseau, taille crayon, règle graduée et la fameuse boîte ronde en plastique rose contenant l'éponge qui avait le pouvoir d'effacer nos erreurs sur nos ardoises. Dans celle de ma voisine, s'exhibent des crayons yeux, un boîtier poudre, un mascara, deux rouges à lèvres et un blush. L'ensemble est harmonieux, joliment présenté. La pro du maquillage mobile !
Je n'ose pas la regarder et pourtant ces gestes de femme que je connais par cœur attirent mon œil comme un aimant. D'un déclic habile, elle ouvre son miroir et effectue un tour d'horizon sur le chantier à entreprendre. Elle penche la tête à gauche puis à droite, admire son profil. Elle s'empare d'un crayon noir et souligne délicatement le bord interne de l'œil. Le train vibre et effectue de légers mouvements latéraux. Je tremble pour son globe oculaire. Je me rassure en me persuadant qu'elle possède une remarquable expérience dans cette opération, ses gestes sont précis, sa technique d'une dextérité parfaite. Elle poursuit son entreprise en écarquillant le second oeil. Ses yeux deviennent blancs et saillants, à force d'éclosions globulairesaccentuées. C'est au tour des ombres à paupières, palettes de bruns mordorés qu'elle étale sur la peau fine par de légers effleurements sensuels.
La rame ralentit puis s'immobilise à Montgeron, de nombreuses personnes montent dans le wagon. Une femme d'une cinquantaine d'années, s'approche et s'apprête à s'asseoir sur le siège encombré par son vêtement. Sans un mot, elle lui lance un regard irascible accompagné d'un froncement de sourcils profond. Une légère panique voile les pupilles de la jeune femme, elle range précipitamment sa palette maquillage lâche un petit pinceau, le ramasse en s'excusant. Malgré sa contrariété d'avoir été interrompue dans une opération si délicate, elle reprend son manteau et rassemble ses affaires sur ses genoux, ouvre à nouveau sa trousse et poursuit son labeur, train-train du point du jour.
Elle dévisse un magnifique mascara rond ourlé d'une bague or. Elle lisse langoureusement ses cils clairsemés à l'aide d'une texture noire satinée en me présentant sans pudeur la rondeur blanchâtre de ses globes oculaires. Effrayant !
Cette fois, la torsion de la mâchoire, la bouche étirée vers le bas, maintient les yeux largement ouverts et permet une application parfaite. Cette grimace la rend vraiment ravissante!
Je baisse la tête afin de retenir une envie de pouffer et de masquer ainsi le sourire narquois qui étire malgré moi la commissure de mes lèvres. Pourtant, je ne résiste pas au plaisir de poursuivre mon observation voyeuriste.
Elle caresse à nouveau ses cils jusqu'à ce qu'elle obtienne le volume souhaité. Elle papillonne des paupières pour admirer le résultat qui parait satisfaisant puisque le sourire aux lèvres, elle replonge la brosse dans le mascara et le range parfaitement à sa place.
Etape suivante : les lèvres.
Elle hésite entre un gloss et un rouge à lèvres crème. Certes, même si je ne suis pas une grande utilisatrice de maquillage, je sais tout de même reconnaître le type de rouge à lèvres d'après son emballage. Les femmes savent ce genre de choses. Messieurs, avez-vous besoin de quelques précisions ?
Le rouge à lèvres est enfermé dans son étui gainé que l'on tourne pour faire apparaître le raisin, on appelle raisin la texture biseautée du bâton de rouge à lèvres. Le gloss quant à lui s'applique à l'aide d'un pinceau.
Finalement, elle opte pour le rouge à lèvres, un rouge intense légèrement ocre. Elle surligne la pulpe inférieure de sa bouche en l'étirant doucement puis repasse à nouveau, elle applique ensuite la matière écarlate sur la lèvre supérieure. Initiant un geste courbe au milieu de l'arc de cupidon, elle s'interrompit soigneusement à la commissure des lèvres.
Quel dommage pour le rouge à lèvres ! Un arrêt brutal et prématuré de la rame avant la gare de Villeneuve dérive la ligne vermeille vers ses narines. Je plonge le nez dans mon livre retenant péniblement un éclat de rire. Balayant mon sourire moqueur, je reprends ma contemplation.
Elle a tout prévu, la trace disgracieuse est éliminée à l'aide d'un lingette démaquillante.
Touche finale : la poudre sur le visage dont les paillettes virevoltent autour de ses voisins. Elle admire enfin le résultat dans son miroir. Satisfaite, elle accorde un large sourire à son image.
Quelle étrange habitude ! J'admire ces femmes qui osent se maquiller dans les transports en commun. C'est un geste si intime, comment offrir ce spectacle à des inconnus dans le RER et au regard curieux de voisines dans mon genre ?
Sans doute afin de mettre à profit ce long trajet vers Paris. Profiter de précieuses minutes supplémentaires de sommeil, de plaisir calme consacré au petit déjeuner, d'un câlin avant d'accompagner les enfants à l'école.
Oui bien sûr ! Voler ce temps à cet odieux voyage quotidien. Quel bonheur !!