Les yeux dans le vague, je me remémorai les répliques de la pièce à laquelle je venais d'assister. Les éclats de voix, les éclats de rires, résonnaient encore en moi. J'ai si peu l'occasion d'aller au théâtre, une amie m'avait gentiment invitée. Et j'avais été ravie. Le décor était magnifique, épuré mais très beau avec des jeux d'ombres et de lumières sensibles.
Et puis voir des acteurs jouer en vrai sur une scène m'avait impressionnée, moi qui ne les avais jamais vus ailleurs qu'à la télévision, sur un écran virtuel. Tout changeait ! L'émotion, les frissons...
C'était physique, la présence métamorphose le jeu, le souffle, les modulations de la voix, voire les postillons, sont une réalité, j'étais face à des "vrais gens".
Bien placée, au quatrième rang, je n'en croyais pas mes yeux !! Un vrai bonheur.
Assise à nouveau dans mon RER quotidien, languissant du départ du train à l'horaire indiqué, 23h36, je patientais encore un petit quart d'heure...
Un couple monta bruyamment dans le wagon, grimpa à l'étage, puis après réflexions et palabres, ils redescendirent et restèrent dans la fosse. Cet espace devant la porte en bas de l'escalier du second étage, vide de siège qui accueille parfois quelques postérieurs sur des strapontins. Mais la plupart du temps, il est surpeuplé, une vraie fosse au lions où la loi de la jungle règne en maître. Ce soir tout était si calme. Une ambiance bien différente des heures de pointe.
Mon regard traversa la vitre rayée par de nombreux pseudo Tag et balaya le quai peu fréquenté à cette heure tardive, animé parfois par le passage nonchalant d'un inconnu.
Celui-là par exemple, jeune homme d'une vingtaine d'années à peine, flânait sur le quai. Il portait un blouson en toile beige et un jean délavé, s'effilochant aux extrémités en raison de sa longueur excessive. Ses cheveux châtains ébouriffés encadraient un visage à la peau clair et un regard absent. Il hésita à monter dans la rame et fit quelques pas sur le quai dans un sens et dans l'autre. Il jeta un coup d'oeil sur l'écran des horaires et s'arrêta devant la porte ouverte du wagon.
Il sortit un paquet de cigarettes et en alluma une en creusant profondément les joues. Puis il expira la fumée intensément en renversant légèrement la tête en arrière.
Avait-il oublié qu'il se trouvait dans un lieu public ? Je ne sais pas, en revanche, j'en déduis que pour un fumeur, c'était une manière évidente de patienter. C'est long, quinze minutes, pour un fumeur ! Et puis sur un quai désert, qui cela peut-il gêner ?
Le jeune homme continua à faire les cent pas, le long du vaste quai en tirant doucement sur sa tige de tabac. Puis, il s'arrêta à nouveau et scruta une nouvelle fois l'écran d'affichage.
Inconscient de ce qui se tramait dans son dos à cet instant précis, il semblait détendu. Les jambes écartées, il rêvassait le nez en l'air, le regard béat. Comment aurait-il pu se douter, comment aurait-il pu imaginer, comment aurait-il pu modifier le cours des choses ?
Trop tard, la machine était lancée...
Mon poste d'observation au second étage du wagon me permettait d'avoir une vue d'ensemble de la scène. Je sentis le danger et le déroulement de l'affaire était imminent. Trois grands costauds avançaient d'un pas décidé. Les jambes arquées, leurs rangers noires martelant le quai, ils se balançaient d'une jambe sur l'autre et une arme sautillait lourdement sur leur hanche.
Les trois policiers se dirigeaient tout droit sur le jeune homme qui arpentait mentalement un autre monde loin de celui, bien réel, qui le rattraperait dans quelques instants.
Un des policiers posa lourdement la main sur son épaule. Surpris, il sursauta.
Je vis l'autre policier lui parler mais d'où j'étais placée je ne pouvais entendre ses paroles. J'assistais à la scène comme si je visionnais un film muet... Charlot et les gendarmes !
L'homme, droit dans son uniforme, lui indiqua sa cigarette et le jeune eut l'air de s'excuser en s'écartant du groupe de policiers. A cet instant, l'un d'entre eux bloqua son élan en l'attrapant fermement par le bras. Craignait-il la fuite du jeune homme? Il lui arracha violemment son mégot des mains et de la pointe de ses rangers, l'écrasa furieusement par terre !
C'est propre! Pensais-je spontanément.
S'ensuivit un contrôle d'identité, afin de le verbaliser. Contrairement à ce que j'imaginais, le mot fin n'apparut pas à l'écran, rebondissement inattendu, accélération des évènements. Un des trois hommes lui arracha son sac à dos, l'ouvrit et le fouilla sans aucune délicatesse, les deux autres le poussèrent brutalement face contre le mur, les jambes et les bras écartés pour une fouille au corps.
Je me suis demandée alors s'il avait réellement le profil d'un terroriste. Certes, il ne faut pas se fier aux apparences, mais croyez- vous vraiment qu'un terroriste se ferait prendre sur un quai de gare à 23h20 en train de fumer sa clope ?
Les terroristes ne fument pas !!
La sonnerie avertissant le départ imminent du train retentit. Les portes claquèrent et le jeune homme encadré par les trois policiers s'éloigna inexorablement.
Je n'ai jamais su le fin mot de l'histoire...
Ce qui est sûr, c'est qu'il avait raté son train !