LE NOYÉ
(I)
Louis Patin, marin-pêcheur, fréquentait
Le cabaret du père Darfeuil. Il buvait
Aux jours ordinaires
Quatre ou cinq verres de fil en six
Et parfois plus de dix,
Ses jours de chance en mer,
La fille Darfeuil servait les clients.
Elle attirait le monde au café
Par sa bonne mine uniquement
Car, sur elle, on n’a jamais jasé.
Quand Patin allait dans ce cabaret,
Il était content de la regarder.
Au premier verre de fil,
Il la trouvait gentille.
Au second, il clignait de l’œil.
Au troisième, il disait :
-« Si vous vouliez, Mam’zelle Darfeuil… »
Au quatrième, il essayait
De la retenir pour l’embrasser.
Puis ils se sont mariés.
Mais une semaine près,
Patin ne comprenait
Plus du tout
Comment il avait pu croire sa femme,
Différente des autres femmes.
Fallait-il qu’il eût été fou
Pour s’embarrasser
D’une sans-le-sou qui l’avait enjôlé.
Il ne tarda guère
À la traiter comme la dernière
Des dernières. Et pendant dix ans,
On ne parla à Fécamp
Que des tripotées
Que Patin lui flanquait.
Patin jurait d’une façon particulière
Avec une richesse de vocabulaire
Et une puissance de sonorité
Qu’aucun autre homme ne possédait.
Il vociférait :
-« Ah ! Sans-le-sou. Ah ! Va-nu-pieds. »
Elle, vivait dans une épouvante
Incessante,
Dans un tremblement continu,
Dans une attente éperdue
Des rossées
Que Patin allait lui infliger.
(II)
Une nuit, alors que son homme était en mer,
Elle fut réveillée par un coup de vent,
Un mugissement effrayant,
Qui secouait la maison tout entière.
Elle se leva et courut au port de Fécamp.
La tempête amplifiait fougueusement.
Onze marins ne revinrent pas,
Et Patin fut de ceux-là.
On retrouva des débris de son bateau,
La Belle Guêpe,
Du côté de Dieppe.
On repêcha, les corps de ses matelots
Mais jamais on ne découvrit
Le corps de Louis.
Peu à peu, la mère Patin s’habitua
À la pensée qu’elle ne le reverrait pas.
Quatre ans après la disparition de Patin
Elle entra un matin
Chez un oiseleur :
-« Trois francs !
Ce perroquet, lui dit le vendeur ;
Et il parle comme un avocat,
Trois francs ! »
Elle l’acheta et rentra.
Dès le lendemain,
Elle entendait la voix de Patin :
-« Charogne, vas-tu te lever ! »
Son épouvante fut telle qu’elle se cacha
Sous ses draps.
Un autre matin,
Son défunt mari hurlait :
-« Lève-toi, crève-la-faim ! »
Elle, murmura : ’’ Seigneur, le v’là ! ’’
Elle sortit du lit
Mais n’entendit plus aucun bruit.
Néanmoins, sûre qu’il était là,
Guettant, prêt à la rosser,
Elle le chercha,
Ne vit rien, et pensa :
’’ Il est quelque part mais caché.’’
À peine était-elle recouchée
Qu’éclata, tout près,
La voix de Patin qui vociférait :
-« Nom d’un nom,
D’un nom, d’un nom !
Vas-tu te lever ? »
Elle bondit hors du lit
Et dit :
-« Qué que tu veux, Louis ? Me v’là. »
Mais son mari ne répondait pas.
Par contre, elle vit que le perroquet
La regardait
-« Ah ! c’est toi ! » A-t-elle murmuré.
-« Attends, je vais
T’apprendre à fainéanter ! »
Reprit le perroquet.
Elle comprit
Que Louis,
Caché dans les plumes de l’oiseau,
Recommençait
À la tourmenter.
Alors, prise de rage,
Elle ouvrit la cage
Et tua le volatile d’un coup de couteau.