d'après MOIRON de Maupassant
Sous l’Empire, M. François Duval,
Procureur Général,
Me conta l’affaire Moiron,
Un instituteur de Meudon :
« Moiron avait eu trois enfants,
Morts de la poitrine successivement.
Il semblait reporter
Sur ses élèves toute sa tendresse cachée.
Il leur achetait des joujoux, des sucreries,
Les gavait de bonbons et de pâtisseries.
Or subitement, cinq élèves mouraient
On chercha les causes. On ne les découvrit jamais.
Un mois plus tard, cinq élèves se plaignaient
De douleurs au ventre.
Ils ne mangeaient plus. Diantre !
Ils traînaient un peu, puis expiraient
Au milieu de souffrances de damnés.
On les autopsia
Sans rien trouver.
Pendant un an, aucun autre cas
De maladie ne fut signalé.
Mais au mois de janvier,
Deux petits garçons,
Les meilleurs élèves de Moiron,
Expiraient encore.
L’examen des corps
Fut prescrit
Et, dans leurs organes, on découvrit
Du verre pilé.
On conclut qu’ils avaient dû manger
Quelque aliment mal lavé.
L’affaire allait être classée
Quand la servante de l’instituteur
Ne s’était, elle aussi, plainte de douleurs.
Elle appela
Le médecin qui constata
Les mêmes symptômes que chez les gamins
Précédemment atteints.
Un des policiers
Obtint, de cette servante, l’aveu
Qu’elle avait mangé un bonbon trouvé
Dans le buffet. –« Hum ! Fâcheux !... »
Dit l’agent. Sur un ordre du parquet,
L’école fut fouillée.
Dans un buffet,
On découvrit des jouets,
Et des friandises destinées aux enfants.
Or, tous ces aliments
Contenaient du verre pilé
Et des aiguilles très finement cassées.
Moiron aussitôt arrêté
Parut tellement indigné et stupéfait
Des soupçons pesant sur lui
Qu’on faillit le relâcher.
Cependant les indices de sa culpabilité
Venaient combattre en mon esprit
Ma conviction première, basée
Sur son excellente réputation.
Pourquoi cet homme religieux et bon,
Aurait-il tué des enfants
Qu’il gâtait
Au point d’y engloutir la moitié
De son traitement ?
Il fallait conclure à la folie !
Or, Moiron
Semblait si plein de raison
Que la folie chez lui
Paraissait impossible à prouver.
Pourtant, certains indices existaient !
On ne trouva aucun bris de verre
Là où le maître achetait ses provisions,
Gâteaux, bonbons…
Il prétendit qu’on avait ouvert
Son buffet avec une fausse clef
Pour le faire accuser, lui.
C’était possible. Il paraissait désolé
Et nous l’aurions acquitté,
Malgré les charges relevées contre lui,
Si une découverte probante et nette
N’avait été faite :
Un policier a perquisitionné
Chez lui,
Et ouvrit sa tabatière. Elle était remplie
De verre pilé !
Moiron expliqua ainsi cette trouvaille :
-« C’est une ruse de l’inconnu suspect. »
Puis un jour, un mercier de Versailles
A raconté
Qu’un client était venu acheter
Des aiguilles très fines. Il les cassait
Pour voir si elles lui plaisaient.
Ce marchand reconnut formellement
L’instituteur Moiron
Convoqué chez le juge d’instruction.
Je passe les dépositions des enfants
Relatives à la façon
Dont Moiron
Les contraignait à manger devant lui
Différentes gâteries.
Moiron fut condamné à mort en mai.
Il fit appel. Sa demande fut rejetée.
Et le recours en grâce ne fut pas accordé.
Or, un matin, je travaillais dans mon cabinet
Quand on m’annonça la visite de l’aumônier
De la maison d’arrêt.
L’ecclésiastique paraissait troublé,
Gêné, inquiet.
Il me dit brusquement :
’’ Si Moiron est décapité, vous aurez laissé
Exécuter un innocent.’’
Je me sentis le jouet
D’un criminel rusé
Qui avait employé,
Comme moyen de défense ultime,
Le biais de sa confession auprès d’un abbé
Qui, par nature, obéit à la loi divine.
J’allai néanmoins voir le condamné
Qui m’a raconté :
-« C’est à vous que je veux me confesser…
Je vous dois la vérité. Les enfants, je les ai tués
…pour me venger.
Écoutez.
J’étais honnête. J’adorais le bon Dieu
Le Dieu qu’on apprend à aimer Et non ce Dieu
Voleur et faux,
Ce bourreau
Qui gouverne la terre.
J’étais un homme droit et sincère.
Mes enfants moururent tous trois !
Pourquoi ?
Pourquoi avait-Il tué mes enfants ?
J’en ai déduit que Dieu était méchant.
Et j’ai saisi qu’Il aimait tuer, oui, monsieur.
Tous les jours, il Lui faut des morts, monsieur.
Des morts de toutes sortes pour …s’amuser.
Il a inventé les accidents, les maladies…
Pour se divertir à longueur d’années ;
S’Il a un moment d’ennui,
Il crée les épidémies, la peste, le choléra…
Et comme ça ne lui suffit pas,
Il se paie de temps en temps des guerres.
Deux cent mille soldats gisent par terre,
Morts ou horriblement blessés,
Les jambes et les bras arrachés,
Les têtes cassées,
Baignant dans le sang et dans la fange.
Ça, ça Lui plait.
Mais ce n’est pas tout.
Il a fait des hommes
Qui s’entre-mangent.
Il a fait des animaux que les hommes
Chassent pour se nourrir. Ce n’est pas tout.
Il a fait par milliards
Les petites bêtes, fourmis, mouches, cafards,
Qui s’entre-agressent,
Et s’entre-dévorent sans cesse.
Alors moi aussi,
J’ai tué. Ce n’est pas Lui,
C’est moi. Et j’aurais tué encore si
Vous ne m’aviez pas pris.
Maintenant je vais mourir guillotiné.
Voilà, je viens de me confesser.
Maintenant, c’est fini
Et je n’ai pas peur de Lui. »
-« La peine de mort de Moiron fut commuée
En travaux forcés.
Et plus tard, j’appris que Moiron,
Grâce à sa bonne conduite en prison
Fut employé
Comme serviteur
Par le directeur
De l’établissement pénitencier.