Dans son dernier livre, Roberto Calasso écrit que la Recherche « peut être lue comme un immense Brâhmana, consacré à commenter et à éclairer le tissage du temps à l'intérieur de ce long rituel que fut la vie de son auteur ». La vie quotidienne de Marcel Proust avec sa gouvernante se présentait comme une mise en abyme : un rituel intime, secret, circulant de manière ininterrompue entre deux personnes que tout devait pourtant opposer, et qui servait de cadre à un autre rituel, solitaire, acharné, irrépressible – celui de la littérature même. Au cœur de cette dernière, même Céleste avait su reconnaître la quête obstinée de Monsieur Proust : « découvrir des lois », toutes les lois, agissant derrière les êtres, les paroles, les choses, les paysages, les œuvres d'art, et unissant tout cela en une même voûte céleste. La vraie-fausse retraite de l'esthète mondain devenait, pendant le travail nocturne, la divulgation d'une vocation de légiste, dont l'œil était, dès le départ, fixé sur un « bal de têtes » qui n'était autre qu'un Jugement Dernier. Ce qui rayonne entre les descriptions par Céleste Albaret de son rôle quotidien, entrelacement singulier d'ennui et de passion, c'est la foi totale qu'elle plaçait en l'œuvre de son patron, et qui était au moins égale à celle de ce dernier. Pour Céleste, la vie toute entière de Proust était vécue pour son livre, et rien d'autre. Le livre était une vocation, un absolu à propos duquel elle était instinctivement consciente que chacun de ses gestes en apparence banals (le linge, la cafetière, les poudres contre l'asthme, les télégrammes, les courses) était une des conditions de son apparition sur cette terre. Quand Céleste remarque que Proust adoptait exactement le même ton, souriant, enjoué et excité, pour lui raconter aussi bien une soirée mondaine qu'une virée dans un bordel gay, elle ne fait que souligner l'indifférence créatrice envers la dissemblance des matériaux. L'écriture était une alchimie nocturne, où des duchesses désossées, des gestes arrachés et des patronymes disséqués acquéraient une vie autonome, détachée de la contingence mondaine et prête à rejoindre l'éternité des grands personnages. Et le prix exigé par le caractère exhaustif et pressant de ce rituel, c'était la destruction concomittante de l'existence mortelle, le mépris stoïque pour le corps, ultimement vécu comme seul véhicule de l'élaboration fictionnelle. Ce que Céleste résume ainsi : « il prenait sans arrêt sur la substance même de son être et de sa vie ». Et par ce simple constat, ni désabusé, ni indifférent, Céleste prouvait qu'elle seule était parvenue à cet état de totale empathie où ses propres gestes étaient calqués sur ceux de son patron.
Céleste attendant au plus profond de la nuit le bruit de l'ascenseur annonçant le retour de son maître, Céleste errant dans l'enfilade des pièces de l'appartement où s'entassent dans l'obscurité les meubles inutiles des parents défunts, Céleste écoutant derrière une porte un quatuor de Beethoven joué à domicile pour son patron : entre les lignes modestes, où se nichent des portraits irrésistibles, des anecdotes savoureuses, des détails superflus, se matérialise les conditions de ce qui fut l'incarnation la plus ardente de l'idée de littérature en France. Céleste était l'exécutante parfaite : celle qui accomplissait le rituel sans avoir l'impudence de demander à comprendre celui-ci depuis l'intérieur. Ce qu'elle prouva lorsqu'elle brûla dans la cheminée les trente-deux cahiers de brouillon reliés de noir qui avaient accompagné Proust dans les débuts de la Recherche – et ce que Proust lui-même reconnut tacitement, lorsqu'il lui fit don de ce que les spécialistes appellent le Carnet 5, celui des carnets de notes offert par Madame Straus que Proust avait laissé vierge. La symbolique de ce dernier geste était évidente : à celle qui était la gardienne vigilante du noircissement des cahiers, des rafistolages de paperolles, des buissons ardents d'épreuves d'imprimerie, ne pouvait convenir que la page vierge qui incarnait toutes les virtualités qui attendaient encore de bénéficier de ses soins silencieux et rapides. Un jour, Proust lui confia, la scrutant comme toujours avec tendresse depuis son lit de travail et de souffrance, parmi les vapeurs des fumigations : « il n'y a que vous que j'aurais pu épouser ». C'étaient commes les noces mystiques de sainte Catherine, revues depuis une chambre-bureau du Paris hausmannien il y a tout juste un siècle, entre un écrivain de cinquante ans et une domestique de vingt ans. Et cet amour sincère, platonique, touchant, qui poussait Céleste à minimiser et occulter l'homosexualité de son maître, n'était que le prélude de cet autre amour, tout aussi particulier, qui allait se lever à travers le siècle et le monde, celui des lecteurs de Proust, de Buenos Aires à Tokyo, de Seattle à Hawaï. Proust, nous rapporte Céleste, suivait la coutume juive, lorsqu'il déposait de petits cailloux sur la tombe de sa grand-mère maternelle. Aujourd'hui, sur sa propre tombe au Père-Lachaise, on trouve ces mêmes petits cailloux, déposés par des lecteurs venus en pèlerinage. Tel est le pouvoir de la littérature à son état le plus pur, le plus ambitieux et le plus musical : d'un rituel secret, il engendre de nouveaux rituels publics, qui sont le symbole d'une dette de reconnaissance. Et c'est cette même dette que l'on discerne à chaque instant dans les mémoires de Céleste, depuis son engagement jusqu'à l'agonie finale : la reconnaissance envers un être exceptionnel, qui avait changé sa vie la toute première – avant de changer celle de ses lecteurs par millions.
Illustration : Vilhelm Hammershoi, Portes blanches ou Portes ouvertes, 1905.