Il court, nu, sur la scène et disparaît dans les coulisses. Ils ont vu à peine une chair blanche, des membres en mouvement, une tête de profil. Que s’est-il passé pour qu’un homme s’expose ainsi dans un théâtre, devant des spectateurs en attente ? S’agit-il d’une erreur ? Drôle d’erreur, avouons-le. Cet acte serait-il plutôt le résultat d’une décision consciente faite pour scandaliser un auditoire venu assister à une représentation ordinaire ? Dans quel but ? Se montrer sans aucune licence pour se prouver à soi-même qu’on est brave ? Un peu léger, sans véritable utilité puisque, forfait commis, l’homme doit recommencer pour assouvir son appétit singulier. Si la faute est due à un désordre de la personnalité, nous devons supposer que le malade a faussé compagnie à son gardien et qu’il a décidé, insouciant de l’ampleur et des conséquences de son acte, de se faire acteur au déroulement d’un spectacle auquel il n’avait jamais apporté jusque là de participation. Ce qui serait troublant, car peut-on croire qu’un fou soit assez conscient pour se montrer nu devant des spectateurs pour simplement de les surprendre ?
Il est possible qu’un metteur en scène, croyant par là se démarquer d’un courant traditionnel, ait obligé un comédien à se dénuder pour briser l’assurance des spectateurs. Mais alors, comment se fait-il que, nulle part, on n’ait fait mention de cette scène incongrue ; que jamais on n’ait cité le nom de l’interprète, comme cela se fait ordinairement pour obéir à des impératifs pratiques ? Ces questions n’auront pas de réponses ; ces observations resteront celles d’un témoin extérieur à la situation. Il est triste d’en rester là, à la lisière d’une vérité et de ne devoir que supputer. Peut-être serait-il encore temps de rencontrer celui qui nous préoccupe et de lui demander des comptes ? Rendons-nous sur les lieux.
Le spectacle est terminé. Les coulisses sont plongées dans le noir, noyées dans la poussière qui n’est pas retombée ; une forte odeur de vêtements trempés imprègne les lieux. Le silence n’est pas rassurant ; les absences n’ont pas encore pris toute la place. Est-il possible de croire que l’homme soit toujours là, comme s’il se fût attendu à notre venue ? Bien sûr que non. Pourquoi le ferait-il ? Pourquoi aurait-il perdu son temps à attendre qu’on vienne l’interviewer, comme s’il avait été un véritable interprète ? Il ne faut pas prendre ses désirs pour des impératifs auxquels tous doivent se soumettre.
Notre homme ne se fait pas d’illusions. Il sait que, de nos jours, rien ne scandalise, plus rien ne choque, pas même les morts annoncées lors d’une guerre. La nudité est devenue une chose à peine trouble qui n’offusque guère plus que les dévots. Serions-nous donc de ces gens que la vue d’un pénis ou de seins scandalise ? La question n’est pas là. Il s’agit tout naturellement de connaître les raisons d’un coup qui, à une autre époque que la nôtre, n’aurait pas manqué d’attirer les foudres des autorités en place. Où est-il ? Se tient-il caché de peur qu’on lui impose un châtiment ? Croit-il qu’un directeur oserait l’expulser manu militari hors des murs de ce lieu fait justement pour jouer, pour feindre ? S’il est chamboulé, se terrerait-il derrière des décors, en proie à des spasmes, terrorisé ? Nous n’osons le penser. Où est-il ? Que fait-il ? Est-il dangereux et nous assènera-t-il sur la tête un coup mortel ?
Des cintres là-haut tombera peut-être un objet lourd ; une trappe s’ouvrira dans le plancher pour nous basculer dans le noir profond. Les décors se remettront en place pour installer une inquiétude ; des costumes seront revêtus par des monstres cruels ; un éclairage troublant recouvrira l’ensemble… Quelle pièce se jouera ? Il est ridicule de s’imaginer qu’un spectacle aura lieu dans ce théâtre vide, mais empli de présences où résonnent nos pas. Le bâtiment, sans nul spectateur, est une coquille d’où l’oiseau s’envola et, avec lui, le ressort obligé pour la représentation. Ce constat nous console, nous rassure plutôt, car l’inquiétude nourrit une certaine crainte qui nous tenait, dès le départ.
Revenons au début de cette aventure, quoique ce mot n’obéisse pas du tout à l’état réel de la situation. L’aventure nous aurait entraînés en des contrées lointaines pour nous enchanter. Nous ne serions donc pas dans ce théâtre vide. L’homme court, nu, sur la scène et disparaît dans les coulisses. Les spectateurs ont vu à peine une chair blanche, des membres en mouvement, une tête de profil. Que s’est-il passé ? Il se peut que leurs sens aient été obscurcis par une petite mort ; qu’un leurre, dû à une trop longue fréquentation des images, ait trompé leur sens critique ou leur appréhension du réel. Mais alors pourquoi nul parmi eux ne fut affranchi du joug de cet événement virtuel ? Nous aurions pu trouver, au sein de cet agglomérat d’amateurs, un homme ou une femme que cette hallucination n’eût pas habité, ne serait-ce que pour garder un peu de sens commun ! Tous furent touchés, tous jureront qu’ils ont vu cet homme nu traverser la scène pour entrer dans les coulisses. Pourtant, les comédiens ont joué un chef-d’œuvre du théâtre classique dans lequel des personnages statiques échangent des phrases en alexandrins pour expliquer leurs malheurs ou trouver une conclusion à leurs histoires d’amour. Jamais il n’y est fait appel à l’Esprit, à Dieu ou à quelque force du Destin ; jamais le spectateur n’est amené aux frontières de la raison, dans les champs féconds des cauchemars qui font naître de grandes illusions. Nous ne pouvons expliquer ce mystère qui relève sans doute d’une forme d’hallucination collective. Se pourrait-il qu’il ne se soit rien passé et que cet événement sorte tout entier de la tête d’un écrivain ?
FIN
Notice biographique
Richard Desgagné est écrivain et comédien depuis plus de trente ans. Il a interprété des personnages de Molière,Ionesco, Dubé, Chaurette, Vian, Shakespeare, Pinter, etc., pour différentes troupes (Les Têtes heureuses, La Rubrique) et a participé à des tournages de publicités, de vidéos d’entreprise et de films ; il a été également lecteur, scénariste et auteur pour Télé-Québec (Les Pays du Québec) et Radio-Canada (émissions dramatiques). Jouer est pour lui une passion, que ce soit sur scène, devant une caméra ou un micro. Il a écrit une trentaine de pièces de théâtre, quatre recueils de nouvelles, quatre de poésie, deux romans, une soixantaine de chroniques dans Lubie, défunt mensuel culturel du Saguenay-Lac-Saint-Jean. En 1994, il a remporté le premier prix du concours La Plume saguenéenne et, en 1998, les deux premiers prix du concours de La Bonante de l’UQAC. Il a publié, pendant cinq ans, des textes dans le collectif Un Lac, un Fjord de l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie (APES). Il est membre du Centre des auteurs dramatiques. Il a été boursier du ministère de la Culture du Québec et de la fondation TIMI. Pour des raisons qui vous convaincront, tout comme elles m’ont convaincu, je tiens à partager avec vous cette nouvelle qu’il a la gentillesse de nous offrir.(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)
About these ads