Enfin une personnalité qui recentre le débat européen et mondial sur
l’essentiel, à savoir sur la dignité de la personne humaine, son caractère sacré, précieux, unique, ce qui ne peut faire qu’écho à cette phrase de la philosophe Simone Weil : « Seul est
éternel le devoir envers l’être humain comme tel. ».
Ce mardi 25 novembre 2014, le pape François a fait une visite historique, bien que très courte (moins de
quatre heures), à Strasbourg pour y prononcer deux discours à tonalité très politique devant deux instances européennes : le Parlement Européen, élu le 25 mai 2014, qui réunit les représentants des vingt-huit nations de l’Union Européenne, rassemblant 508 millions d’habitants, et le Conseil de l’Europe, qui réunit
quarante-sept États (dont le Russie et l’Ukraine), rassemblant près de 900 millions d’habitants.
Invité par le social-démocrate Martin Schulz
Au Parlement Européen, le pape avait été invité par le Président du Parlement Européen, Martin Schulz et fut accueilli également par les représentants de l’Union Européenne, à savoir par Jean-Claude
Juncker, le nouveau Président de la Commission Européenne depuis le début du mois, Herman Van Rompuy,
Président du Conseil Européen pour encore quelques jours, et enfin, Matteo Renzi, Président du Conseil italien qui préside le Conseil Européen
jusqu’à la fin de l’année. Au contraire d’un Lech Walesa venu le 4 février 1992 qui trônait très majestueusement au milieu de l’hémicycle (ce
n’était pas le même), François était installé plus modestement à côté de Martin Schulz (à sa droite), dans la tribune présidentielle.
Éliminons rapidement la vaine polémique qu’a voulu susciter Jean-Luc Mélenchon sur la pertinence d’une telle invitation.
D’une part, les députés européens ont régulièrement invité des personnalités du monde, parfois contestées
(comme Yasser Arafat), parfois religieuses (comme la Dalaï-Lama), pour les écouter, comprendre, apprendre, analyser les enjeux du monde, ce qui
est une preuve d’ouverture que nos parlementaires français ne font que très rarement (on se souvient que c’était Philippe Séguin, lorsqu’il présida l’Assemblée Nationale de 1993 à
1997, qui réforma le règlement intérieur pour permettre aux personnalités étrangères, chefs d’État ou de gouvernement, de s’exprimer solennellement à la tribune de l’hémicycle ; avant,
c’était interdit).
D’autre part, le pape n’est pas seulement le chef spirituel d’une grande religion, mais aussi le chef d’un
très petit État, et en tant que tel, un homme politique comme les autres.
Enfin, Jean-Luc Mélenchon qui avait basé toute sa campagne présidentielle de 2012 sur l’homme, l’humanisme,
aurait dû au contraire se réjouir des propos tenus par le pape François qui ne dit pas autre chose, même si le Saint Père a plus de cohérence puisqu’il veut que la dignité humaine soit appliquée
dans tous les domaines, y compris pour les questions éthiques, et pas seulement dans le seul monde du travail et de l’économie.
Par ailleurs, la visite du pape aurait même de quoi rendre amers sinon jaloux les catholiques de Strasbourg,
puisque François s’est refusé à aller à leur rencontre, et même à prier dans la cathédrale de Strasbourg, préférant clairement séparer le politique du pastoral, et reportant à 2015 une pleine
visite en France. Il est regrettable que le Président de la République François Hollande n’a jugé bon de ne faire accueillir le pape que par une
simple ministre, Ségolène Royal, et un sous-ministre, Harlem Désir.
Une Europe grand-mère
Au Parlement Européen, le discours du pape François a donc été résolument politique, et il a été beaucoup
applaudi, mais pas forcément toujours du même côté de la salle. Sans jouer au Père Fouettard, le pape François a été assez sévère dans son constat. L’Europe est née d’une très belle idée, celle
des pères fondateurs de rendre la paix durable et de tout miser sur la dignité humaine, mais aujourd’hui, elle paraît vieillissante :
« (…) S’est accrue la méfiance des citoyens vis-à-vis des institutions considérées comme distantes, occupées à établir des règles perçues comme
éloignées de la sensibilité des peuples, sinon complètement nuisibles. D’un peu partout, on a l’impression générale de fatigue et de vieillissement, d’une Europe grand-mère et non plus féconde et
vivante. Par conséquent, les grands idéaux qui ont inspiré l’Europe semblent avoir perdu leur force attractive, en faveur de la technique bureaucratique de ses institutions. ».
Il a ainsi proposé de participer à ce renouveau européen, en insistant sur sa disponibilité pour apporter de
nouvelles réflexions à l’Europe.
Jean-Paul II en 1988
François a rappelé à cet égard la dernière venue d’un pape devant le Parlement Européen, c’était Jean-Paul II le 11 octobre 1988, un an avant la chute du mur de Berlin, à une époque où l’Europe et le
Monde étaient coupés en deux blocs, et quelques années après la signature de l’Acte Unique Européen.
Son illustre prédécesseur avait alors déclaré qu’il n’était pas indifférent aux initiatives
européennes : « Depuis la fin de la dernière guerre mondiale, le Saint-Siège n’a pas cessé d’encourager la construction de l’Europe. (…) Aussi,
sans sortir de la compétence qui est la sienne, considère-t-elle [l’Église] comme son devoir d’éclairer et d’accompagner les initiatives développées par les peuples qui vont dans le sens des
valeurs et des principes qu’elle se doit de proclamer (…). Comment l’Église pourrait-elle se désintéresser de la construction de l’Europe (…) ? L’Europe
d’aujourd’hui peut certainement accueillir comme un signe des temps l’état de paix et de coopération définitivement installé entre ses États membres (…). Signe des temps encore, la sensibilité
accrue aux droits de l’homme et à la valeur de la démocratie, dont votre Assemblée est l’expression et veut aussi être le garant. Cette adhésion est d’ailleurs toujours à confirmer pour que
prévale en toutes circonstances le respect du droit et de la dignité de la personne humaine. Signe des temps aussi (…), le fait que cette partie de l’Europe (…) soit de plus en plus intensément à
la recherche de son âme, et d’un souffle capable d’assurer sa cohésion spirituelle. » (11 octobre 1988).
En faisant état des différences avec 1988, François a souligné les enjeux : « À côté d’une Union Européenne plus grande, il y a aussi un monde plus complexe, et en fort mouvement. Un monde toujours plus interconnecté et globalisé, et
donc, de moins en moins eurocentrique. À une Union plus étendue, plus influente, semble cependant s’adjoindre l’image d’une Europe un peu vieillie et comprimée, qui tend à se sentir moins
protagoniste dans un contexte qui la regarde souvent avec distance, méfiance, et parfois avec suspicion. (…) Au centre de cet ambitieux projet politique, il y avait la confiance en l’homme, non
pas tant comme citoyen, ni comme sujet économique, mais en l’homme comme personne dotée d’une dignité transcendante. » (25 novembre 2014).
Pas de dignité humaine sans transcendance
Le pape a décliné deux éléments essentiels de son message : la dignité humaine et la transcendance. La
dignité, ce sont les droits humains : « La perception de l’importance des droits humains naît justement comme aboutissement d’un long chemin,
fait de multiples souffrances et sacrifices, qui a contribué à former la conscience du caractère précieux, de l’unicité qu’on ne peut répéter, de toute personne humaine
individuelle. ».
Mais les droits humains ne sont pas des droits individuels, voire individualistes. Les personnes ne peuvent
vivre détachées de tout contexte social. C’est le principe du personnalisme communautaire. L’approfondissement de cette quête des droits humains
ne peut se pas faire sans la notion du bien commun.
François a ainsi illustré cette idée en dénonçant la première maladie de l’Europe, la solitude, la solitude
des personnes précaires, des malades, des personnes âgées, des enfants abandonnés, des jeunes sans perspective d’avenir, des migrants au regard perdu... Il a dénoncé cette société de plus en plus
soumise face à « des styles de vie un peu égoïstes, caractérisés par une opulence désormais insoutenable et souvent indifférente au monde
environnant ». Il a regretté la prévalence des questions techniques et économiques dans le débat politique, laissant croire que l’être humain ne serait qu’une petite pièce de
puzzle.
Il a pointé du doigt un pouvoir financier flou qui imposerait une uniformité au monde mais aussi les risques
pour la famille en réfutant l’avortement, mais aussi sur l’expérimentation sur des embryons humains, l’euthanasie active, voire la GPA… : « L’être humain risque d’être
réduit à un simple engrenage qui le traite à la manière d’un bien de consommation à utiliser, de sorte que lorsque la vie n’est pas utile au fonctionnement de ce mécanisme, elle est élimée sans
trop de scrupule, comme dans le cas des malades en phase terminale, des personnes âgées abandonnées et sans soin, ou des enfants tuées avant de naître. ».
Pour lui, c’est le « résultat inévitable de la culture du
déchet et du consumérisme exagéré » alors que « prendre soin de la fragilité veut dire force et tendresse ». Et d’y aller avec
son mode d’emploi : « Prendre soin de la fragilité de la personne et des peuples signifie garder la mémoire et l’espérance, prendre en charge la
personne présente dans sa situation la plus marginale et angoissante et être capable de l’oindre de dignité. ».
Le silence honteux et complice
François a été très applaudi lorsqu’il a alerté sur la persécution des minorités religieuses, en particulier
chrétiennes : « Des communautés et des personnes sont l’objet de violences barbares, chassées de leurs maisons et de leurs patries, vendues
comme esclaves, décapitées, crucifiées et brûlées vives, dans le silence honteux et complice de beaucoup. ».
Pour le pape, l’Europe a pour rôle central de favoriser les droits humains, en investissant dans la famille,
dans les énergies renouvelables, dans la protection de la Création (de l’environnement), dans l’écologie humaine. François était scandalisé par le contraste de la famine : « On ne peut tolérer que des millions de personnes dans le monde meurent de faim, tandis que des tonnes de denrées alimentaires sont jetées chaque jour de nos
tables. ». Le travail devrait être adapté aux nécessités humaines : « Il est temps de favoriser les politiques de l’emploi, mais
surtout nécessaire de redonner la dignité au travail, en garantissant aussi d’adéquates conditions pour sa réalisation. ».
Un grand cimetière
Le pape a donc donné une gifle à gauche pour les considérations familiales et éthique, mais aussi une gifle à
droite, non seulement pour condamner l’emprise du pouvoir financier sur les êtres, les conditions de travail dégradantes, mais aussi pour prôner une
politique d’immigration humaine, avec cette formule choc : « On ne peut tolérer que la Mer Méditerranée devienne un grand
cimetière ! ».
Le pape François avait effectué sa première visite hors du Vatican justement à Lampedusa pour prendre la mesure du drame humain qui se noue chaque jour, près de quatre mille candidats à l’immigration sont déjà morts dans ces eaux depuis le début de
l’année 2014. Secourir et accueillir les migrants, comme acte humanitaire, mais aussi favoriser le développement des pays d’origine, comme acte politique, pour réduire les flux migratoires :
« [L’Europe] doit adopter des politiques justes, courageuses et concrètes qui aident leurs pays d’origine dans le développement socio-politique et
dans la résolution des conflits internes, causes principales du phénomène, au lieu des politiques d’intérêt qui accroissent et alimentent ces conflits. ». Un discours très "à gauche"
qui aurait dû plaire à Jean-Luc Mélenchon.
Standing ovation
Face à cette Europe consumériste délaissant les plus pauvres, qui va à l’encontre des pères fondateurs,
François a souhaité un retour aux sources autour de la dignité humaine. Il a également indiqué son soutien à l’intégration dans l’Union Européenne des pays des Balkans (certains le sont déjà), et ce n’était pas un hasard si sa première visite européenne fut pour l’Albanie.
Le pape a été très longuement applaudi (plus de trois minutes) par les parlementaires européens debout à la
fin de son discours. Ensuite, après cette "standing ovation", il a changé d’auditoire où il a été reçu par Thorbjorn Jagland, Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, et Anne Brasseur,
Présidente de l’Assemblée du Conseil de l’Europe.
Multipolarité et transversalité
Devant l’Assemblée du Conseil de l’Europe, le pape François a redit les mêmes exigences, entre autres que les
morts de la Méditerranées étaient insupportables, tout en rajoutant deux défis : le défi de la multipolarité et le défi de la transversalité.
François a voulu promouvoir la multipolarité et l’Europe pourrait justement être le bon modèle si elle
refusait de s’imaginer bipolaire ou tripolaire comme l’histoire lui en a souvent donné l’occasion (l’Europe divisée par Rome, Byzance et Moscou ; ou encore l’Europe du Rideau de fer,
etc.) : « Globaliser de manière originale la multipolarité comporte le défi d’une harmonie constructive, libérées d’hégémonies qui, bien
qu’elles semblent pragmatiquement faciliter le chemin, finissent par détruire l’originalité culturelle et religieuse des peuples. ».
Pour ce qui est de la transversalité, le pape a suggéré de renforcer le dialogue intergénérationnel :
« Emprunter ce chemin de communication transversale comporte non seulement une empathie générationnelle mais aussi une méthodologie historique de
croissance. ». En clair, que les jeunes, qui ont un discours différent, plus optimiste, plus ouvert, puissent participer de plus en plus à la marche du monde, car la jeunesse est plus
apte à « sortir des structures qui contiennent sa propre identité afin de la rendre plus forte et plus féconde dans la confrontation fraternelle de
la transversalité ».
Il a également insisté sur la complémentarité de la religion et de la société, tout comme de la foi et de la
raison, reprenant en cela les idées très profondes de Benoît XVI : la foi et la raison ne peuvent se suffire seules l’une sans l’autre :
« Dans la vision chrétienne, raison et foi, religion et société sont appelées à s’éclairer réciproquement, en se soutenant mutuellement et, si
nécessaire, en se purifiant les unes les autres des extrémismes idéologiques dans lesquelles elles peuvent tomber. ». Cette phrase, que je viens de citer, est particulièrement forte et
cruciale dans le discours de l’Église d’aujourd’hui. Elle justifie aussi certains engagements
politiques.
Expertise en humanité
Le pape François a également cité son prédécesseur Paul VI
qui définissait l’Église comme un « expert en humanité », au cours d’un discours prononcé à New York le 4 octobre 1965 à l’occasion du
vingtième anniversaire de l’ONU.
Paul VI y avait déclaré : « Notre message veut être tout
d’abord une ratification morale et solennelle de cette haute institution. Ce message vient de notre expérience historique. C’est comme expert en humanité que nous apportons à cette Organisation
[l’ONU] le suffrage de nos derniers prédécesseurs, celui de tout l’épiscopat catholique et le nôtre, convaincu comme nous le sommes que cette Organisation représente le chemin obligé de la
civilisation moderne et de la paix mondiale. » (4 octobre 1965).
Malgré la rapidité de son voyage, le pape François a réussi aussi à rencontrer Helma Schmidt, une femme de 97
ans qui l’avait hébergé et aidé quelques mois en Allemagne en 1985 pour apprendre l’allemand et préparer un doctorat de théologie à Francfort. Avant d’atterrir à Strasbourg, le pape avait envoyé
un télégramme (eh oui, il n’y a pas que Twitter dans la vie !) à François Hollande : « Alors que je survole votre pays (…), je vous salue
cordialement. (…) Je forme pour la France et pour l’Europe tout entière des vœux ardents de paix et de prospérité. ».
Le renouveau européen passera-t-il par le premier pape argentin ?
Il est heureux de voir que c’est le premier pape non européen depuis plusieurs siècles qui vient devant
l’instance la plus démocratique de l’Europe pour essayer de relancer l’idée européenne, celle de la paix et d’un modèle social basé justement sur les valeurs chrétiennes, à savoir la dignité
humaine, le caractère précieux de la personne humaine. Il y a plus beaucoup de monde prêt à prendre des initiatives.
Lucide, direct, authentique, mais aussi optimiste, ce double message papal fera évidemment date dans les relations internationales et on parlera encore longtemps de ces deux discours
de Strasbourg, parce qu’il a su, beaucoup mieux que les classes politiques européennes qui sortent pourtant d’une longue campagne européenne en mai dernier, mettre des mots au malaise européen et
apporter quelques éléments pour trouver un nouvel horizon et des raisons d’espérer, en d'autres termes, présenter une vision globale et cohérente de ce qu'est ou devrait être l'Europe.
Aussi sur le
blog.
Sylvain
Rakotoarison (26 novembre 2014)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Paul VI.
Les deux discours du pape François le 25 novembre 2014 à
Strasbourg.
Le Concile
Vatican II.
Jean XXIII
et Jean-Paul II.
Benoît
XVI.
Le pape
François.
Lampedusa.
La Pardon.
La
Passion.