14 novembre 2014. Le contraste entre la soirée Off du Transient au Monseigneur et celle d’ouverture du festival vendredi nous pose face à une évidence : en 10 ans, la musique électronique a beaucoup changé dans le fond comme dans la forme. Le panel de jeudi donnait un échantillon éclatant de notre époque, qu’il s’agisse des douces agressions protéiformes du lyonnais Vophoniq, ou de l’ambient corrodée et absorbante de Bill Kouligas qui dirige le label Pan, l’un des pivots esthétiques du moment. Le lendemain aux Mains d’Oeuvre, on sent comme un gouffre entre les expérimentations contemporaines et l’électronica un peu précieuse ou naïve des producteurs-clés de l’ancienne génération. La soirée s’ouvre par de jeunes français clairement imprégnés de ces derniers, Ocoeur et le VJ Hieros Gamos, très honnêtes, mais bien prévisibles : des visuels géométriques type économiseur d’écran à thématique Tron qui semblent aujourd’hui un peu parodiques, pour illustrer une electro-glitch de geek, carrée et précise, dont on a fait le tour mille fois grâce à Alva Noto et consorts, le tout manquant tout de même d’un peu de mystère et de fantaisie.
Heureusement, Arovane n’est pas né de la dernière pluie et son live, bien que typique d’une manière de faire soignée à l’ancienne, est un délice. Le producteur allemand nous fait glisser dans un tunnel digital immaculé, les matières y sont translucides et les rythmes chromés. Rien ne dépasse, tout se situe à la surface, mais une surface hyper travaillée, et si ce genre de plaisir d’esthète peut sembler un peu vain à une époque où l’on revendique le DIY, la crasse et l’instinct, l’expérience est plutôt rafraichissante, et on suit le fil très fin qu’Arovane déroule devant nous. Dans un flashback nostalgique, cette soirée nous ramène à cette époque où des labels comme City Centre Offices, Morr Music ou Mille Plateaux représentaient le nec plus ultra, et où l’avant-garde électronique était une affaire de finition, de sophistication infime.
Moins délicat mais toujours dans la thématique « 40-something white guy behind a laptop », Richard Devine nous donne une revigorante leçon d’électronica-hardcore, à laquelle il est impossible de résister. Consacré au versant le plus bruyant de ses prods, son live est un torrent hyperactif de breaks et de sub-bass projetés à un BPM très élèvé, et instaure une ambiance de rave nerd aux Mains d’Oeuvre, à laquelle on se joint volontiers. Comme quoi, on savait faire la fête début 2000.
Thomas Corlin
15 novembre 2014. 19h40, je me glisse dans la pénombre de la salle 2. Au premier rang, un groupe de danseurs s’agite dans la lumière de l’écran géant. Un pote me glisse à l’oreille que le live de Lumisokea était juste incroyable. “Beaucoup moins linéaire que ce qui passe maintenant”. Il faut l’avouer, le début du live patauge un peu et la puissance du kick ne parvient malheureusement pas toujours à faire oublier quelques déséquilibres dans la construction. Ces critiques suffisent-elles à dire que le live de Somaticae est un échec ? Non. A aucun moment je n’ai envie de sortir de la salle et j’attends bien sagement la fin du live pour aller chercher un verre (pas trop cher d’ailleurs). Bienveillance du premier des premières heures ? Pas seulement, si la partie techno industrielle m’a un peu laissé de marbre, les inspirations UK et les multiples références au gabber (toujours grasses à souhait) m’ont un peu plus excité le tympan. En outre, le passage d’une techno très martiale et machinique à la frénésie tribalisante de la fin du live – sorte de retour à la nature paradoxal par les machines – plutôt bien senti confère une dimension narrative appréciable à l’ensemble. Et puis bon, un live de Somaticae, c’est aussi l’occasion de le voir s’agiter comme une pile sur scène et dans la foule, puisque le bonhomme ne voit aucun inconvénient à laisser traîner ses boucles pendant trente-deux mesures pour venir sautiller comme un pygmée. Bilan donc, pas le live de l’année mais les amateurs de grosse caisse et de verre pilé apprécieront.
S’en suit une courte pause qui m’offre l’opportunité d’aller jeter un oeil aux installations. Pour une fois, la pluridisciplinarité a du sens et les éléments “non musicaux” ne tombent pas comme un cheveu sur la soupe. Le Delta d’Olivier Ratsi par exemple, illusion visuelle et sonore reposant sur le principe de la montée infinie, assure une transition parfaite entre les salles de concerts et la salle d’exposition. Si l’une des ambitions du festival était, comme le précise la note d’intention, “de rendre sensible un dialogue sous-jacent entre les pratiques artistiques issues de l’électronique et les nouvelles technologies”, force est de constater que le pari est réussi.
Il est déjà 20h45 et le live de Plaster ne va pas tarder à commencer. Une fois encore, l’entrée en matière est un peu laborieuse. Je peine vraiment à décroiser les bras et j’ai l’impression de m’être endormi dans un bus lancé plein gaz sur l’autoroute du bpm. Je me demande qui est ce chauve à l’air patibulaire qui vit sa performance en fermant les yeux et en se pinçant les lèvres. Le crâne chauve arrosé par des lumières denses, il ressemble plus à un combattant du Pride sur le chemin du ring qu’à un producteur de musique électronique prêt à en découdre avec ses machines, mais soit, j’attends la suite – et tant mieux. En un tournemain la mayonnaise prend et en avant pour la grande claque. Les jambes se laissent aller au rythme lancinant de boucles sombres et profondes. L’esprit est happé par l’énergie mystique dans laquelle baignent les nappes et le temps accélère d’un coup sec. La progression du live est rondement menée et la structure d’ensemble est stupéfiante de discrétion. Pour la première fois depuis longtemps, je ne veux même pas me retourner vers mon voisin pour lui dire que c’est bien… tellement c’est bien.
Vingt-deux heures. Kangding Ray apparaît sur la scène de la salle 2. Visage aimable, crâne impeccablement rasé, tenu noire très sobre, l’ancien étudiant en architecture dégage quelque chose du gouru transhumaniste. Son live est propre, précis, parfait. Pas grand chose à dire donc. Des rythmiques élaborées soutiennent des mélodies qui s’enchaînent avec un naturel déconcertant. C’est vivant, machinique, complexe mais jamais compliqué. Ca fait plaisir et ça détonne. Le public est ravi et il aurait tort s’il ne l’était pas.
Carton plein pour cette soirée donc où mon seul regret en quittant Saint Ouen est de ne pas avoir demandé de pass pour la veille. Merci Transient.
Alexis Beaulieu