Certes, Salah Stétié a toujours été, et paradoxalement depuis le seuil de son ample générosité, de sa simple chaleur humaine, de l’énergie bouleversante de son poïein, le poète, le très grand poète, de la fracture et de la rupture, de la désunion et de la destruction par le feu. De grands livres en attestent, comme L’Eau froide gardée (1973) et L’Être poupée (1983), Inversion de l’arbre et du silence (1980) et Fièvre et guérison de l’icône (1998), Brise et attestation du réel (2004) et En un lieu de brûlure (2014). Certes, la « pure algèbre […] de l’innommé » ou ce « père irrêvé dans la violence du non-être » ou encore « tous [c]es bois [qui] sont des bois d’agonie » sont à bien des égards les signes d’une interrogation anxieuse des apparences, du « songe » et de « l’intellection » de ce qui est/n’est pas, comme nous les révèlent les puissantes strophes de L’Être poupée, par exemple. Certes, si sens il y a, il reste chez Stétié au-delà de nos conceptualisations, ouvert aux vents de l’illusion idéologisante et de la démence, même, et, au mieux, caressé par le rêve des « arbres de ma lignée avant le sens » (Obscure lampe de cela, 1979). Mais, ceci dit, nous sommes loin de saisir la pleine force et la rare pertinence de l’œuvre de Salah Stétié. Et ceci, non pas parce qu’elle est également le site d’une riche expérience sensuelle de la terre où s’élabore une poétique puisant profond dans une vision mystique et métaphysique. Non pas, non plus, parce que cette vision entraîne aussi une logique de la brûlure devenue éclat et brillance, l’idée d’une destruction qui s’avère purification où s’accomplirait « la brûlure de l’esprit jusqu’aux racines » (L’autre côté brûlé du très pur, 1992). Non, plutôt l’emporte au sein de cette impression de paradoxes aporétiques, impossiblement irréconciliables, un imaginaire impulsivement, presque convulsivement orienté – ce serait peut-être la logique de cette beauté que pressent Breton à la fin de son Nadja – vers l’énigme d’une équipollence presque impensable qui résiderait au cœur des gestes et fonctionnements et valeurs mêmes de « Cela » – comme disent les Upanishads – qui est, et que « seuls d’aveugles aveugles [qui] croient aux théories, aux théorèmes » (Lecture d’une femme, 1987) oseraient réduire à une structure stable et fermement rationalisée. Si tout, chaque chose, chaque phénomène, dans l’œuvre de Stétié peut être considéré comme une « lampe », outil de révélation, d’illumination, reste que, pour lui, seul « l’infiguré [est] le maître de la lampe » (Inversion de l’arbre et du silence).
C‘est certain, L’Uraeus peut être conçu comme étant le plus « terrible », comme il m’écrit, des livres de Salah Stétié. « Le monde est vide / Vide est le monde / […] / Ta tête aussi : / Gamelle », déclare le poète dès le début. « Les villes les continents / Sous le rabot du vide // Désépinglés / Les noms d’avec le sens », continue le poème. Et, ironiquement, peut-être avec cette ambiguïté qu’on lui connaît, Salah Stétié parle tout de suite après des « errantes lumières / Une écharpe d’Isis / À l’horizon flambé de la matière ». Si l’Isis, ici, n’est pas « l’état islamique » qui dévaste si cruellement tant d’innocents syriens et irakiens, mais plutôt la déesse grecque, la mère idéale, amie et protectrice des pécheurs, des esclaves et des opprimés, qui ‘ »trônait » – c’est son nom – dans l’esprit de ses adorateurs spirituellement et socialement idéalisants, reste que ce qui demeure de sa présence aujourd’hui, ce n’est que cette écharpe qui, arc-en-ciel irisé, flotte dans le non-lieu et le non-temps d’une pure mentation. « [S]onge / […] reflets. Diaprures / Insubstantielles », lira-t-on plus loin… Et pourtant, toute diaprure, tout songe, tout reflet : voici précisément le domaine et le fonctionnement de l’esprit, de toute psychologisation, toute mise en langage, toute caractérisation de ce qui est, de tout état, tout événement, extérieurs et intérieurs. La psyché : le miroir de ce que nous sommes à un moment donné, le miroir stendhalien inversé. Ce qui est : fatalement à l’image de ce que nous sommes, pensons, disons, faisons. Comme Isis, cette « danseuse au long soin couleur de vent solaire / [qui] du talon frappe un sol incandescent / Et danse invisiblement dans l’invisible », le poète tâtonne, cherche sa voie dans l’espace-temps de la seule visibilité qu’il lui incombe d’explorer : sa vie intérieure, son imagination, sa « voyance » et ses « visions », comme les appelaient respectivement Rimbaud et Lamartine. Comme « le Bouddha le Bouddha / [le poète] sourit ne sourit pas ». Une équivalence hante toute négation, toute affirmation, dans leur inextricable entretissement ontologique. « L’homme et la femme assis, écrit Salah Stétié à la fin de son long poème, Et autour d’eux la parole est de silence / Cette parole, ils ne l’ouvriront pas / Dans cette ultime chambre éclairée, l’éternelle ». C’est dans une telle optique que le vide, la « viduité du vide », comme écrit Stétié, peut être compris comme opérant une convergence et cette équipollence que j’ai évoquée, au cœur des étranges et insondables équations des notions de l’être et du néant, avec – L’Uraeus et toute l’œuvre de Salah Stétié en témoignent, finalement – l’intarissable, l’infini qui plénifie le poïein, l’acte poïétique centré sur la « matière diamantée [du] Rien » qui, synonyme de l’Être, obsède à jamais. Comme il le devrait, car voilà un des éléments fondamentaux du pourquoi de toute conscience. Parménide, bien sûr, aurait son mot à dire, lisant ce grand et « terrible » poème.
[Michael Bishop]
Salah Stétié. L’Uraeus. Illustrations de Pierre Alechinsky. Fata Morgana, 2014.