Daniel Bensaïd le dit avec force : « On n’invente pas un nouveau lexique par décret. Le vocabulaire se forme dans la durée, à travers usages et expériences. Céder à l’identification du communisme avec la dictature totalitaire stalinienne, ce serait capituler devant les vainqueurs provisoires, confondre la révolution et la contre-révolution bureaucratique, et forclore ainsi le chapitre des bifurcations seul ouvert à l’espérance. Et ce serait commettre une irréparable injustice envers les vaincus, tous ceux et celles, anonymes ou non, qui ont vécu passionnément l’idée communiste et qui l’ont fait vivre contre ses caricatures et ses contrefaçons. Honte à ceux qui cessèrent d’être communistes en cessant d’être staliniens et qui ne furent communistes qu’aussi longtemps qu’ils furent staliniens1 ! »
Approfondissons encore avec Daniel Bensaïd...
Michel Peyret
Publié sur Contretemps (http://www.contretemps.eu)
Puissances du communisme
Dans un article de 1843 sur « les progrès de la réforme sociale sur le continent », le jeune Engels (tout juste vingt ans) voyait le communisme comme « une conclusion nécessaire que l’on est bien obligé de tirer à partir des conditions générales de la civilisation moderne ».
Un communisme logique en somme, produit de la révolution de 1830, où les ouvriers « retournèrent aux sources vives et à l’étude de la grande révolution et s’emparèrent vivement du communisme de Babeuf ».
Pour le jeune Marx, en revanche, ce communisme n’était encore qu’« une abstraction dogmatique », une « manifestation originale du principe de l’humanisme ». Le prolétariat naissant s’était « jeté dans les bras des doctrinaires de son émancipation », des « sectes socialistes », et des esprits confus qui « divaguent en humanistes » sur « le millenium de la fraternité universelle » comme « abolition imaginaire des rapports de classe ». Avant 1848, ce communisme spectral, sans programme précis, hantait donc l’air du temps sous les formes « mal dégrossies » de sectes égalitaires ou de rêveries icariennes.
Déjà, le dépassement de l’athéisme abstrait impliquait pourtant un nouveau matérialisme social qui n’était autre que le communisme : « De même que l’athéisme, en tant que négation de Dieu, est le développement de l’humanisme théorique, de même le communisme, en tant que négation de la propriété privée, est la revendication de la vie humaine véritable. » Loin de tout anticléricalisme vulgaire, ce communisme était « le développement d’un humanisme pratique », pour lequel il ne s’agissait plus seulement de combattre l’aliénation religieuse, mais l’aliénation et la misère sociales réelles d’où naît le besoin de religion.
De l’expérience fondatrice de 1848 à celle de la Commune, le « mouvement réel » tendant à abolir l’ordre établi prit forme et force, dissipant les « marottes sectaires » et tournant en ridicule « le ton d’oracle de l’infaillibilité scientifique ». Autrement dit, le communisme, qui fut d’abord un état d’esprit ou « un communisme philosophique », trouvait sa forme politique. En un quart de siècle, il accomplit sa mue : de ses modes d’apparition philosophiques et utopiques, à la forme politique enfin trouvée de l’émancipation.
1. Les mots de l’émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé. On peut en dire, comme des animaux de la fable, qu’ils n’en sont pas tous morts, mais que tous ont été gravement frappés. Socialisme, révolution, anarchie même, ne se portent guère mieux que communisme. Le socialisme a trempé dans l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, dans les guerres coloniales et les collaborations gouvernementales au point de perdre tout contenu à mesure qu’il gagnait en extension. Une campagne idéologique méthodique est parvenue à identifier aux yeux de beaucoup la révolution à la violence et à la terreur. Mais, de tous les mots hier porteurs de grandes promesses et de rêves vers l’avant, celui de communisme a subi le plus de dommages du fait de sa capture par la raison bureaucratique d’Etat et de son asservissement à une entreprise totalitaire. La question reste cependant de savoir si, de tous ces mots blessés, il en est qui valent la peine d’être réparés et remis en mouvement.
2. Il est nécessaire pour cela de penser ce qu’il est advenu du communisme au XXe siècle. Le mot et la chose ne sauraient rester hors du temps et des épreuves historiques auxquelles ils ont été soumis. L’usage massif du titre communiste pour désigner l’Etat libéral autoritaire chinois pèsera longtemps beaucoup plus lourd, aux yeux du plus grand nombre, que les fragiles repousses théoriques et expérimentales d’une hypothèse communiste. La tentation de se soustraire à un inventaire historique critique conduirait à réduire l’idée communiste à des « invariants » atemporels, à en faire un synonyme des idées indéterminées de justice ou d’émancipation, et non la forme spécifique de l’émancipation à l’époque de la domination capitaliste. Le mot perd alors en précision politique ce qu’il gagne en extension éthique ou philosophique. Une des questions cruciales est de savoir si le despotisme bureaucratique est la continuation légitime de la révolution d’Octobre ou le fruit d’une contre-révolution bureaucratique, attestée non seulement par les procès, les purges, les déportations massives, mais par les bouleversements des années trente dans la société et dans l’appareil d’Etat soviétique.
3. On n’invente pas un nouveau lexique par décret. Le vocabulaire se forme dans la durée, à travers usages et expériences. Céder à l’identification du communisme avec la dictature totalitaire stalinienne, ce serait capituler devant les vainqueurs provisoires, confondre la révolution et la contre-révolution bureaucratique, et forclore ainsi le chapitre des bifurcations seul ouvert à l’espérance. Et ce serait commettre une irréparable injustice envers les vaincus, tous ceux et celles, anonymes ou non, qui ont vécu passionnément l’idée communiste et qui l’ont fait vivre contre ses caricatures et ses contrefaçons. Honte à ceux qui cessèrent d’être communistes en cessant d’être staliniens et qui ne furent communistes qu’aussi longtemps qu’ils furent staliniens2 !
4. De toutes les façons de nommer « l’autre », nécessaire et possible, de l’immonde capitalisme, le mot communisme est celui qui conserve le plus de sens historique et de charge programmatique explosive. C’est celui qui évoque le mieux le commun du partage et de l’égalité, la mise en commun du pouvoir, la solidarité opposable au calcul égoïste et à la concurrence généralisée, la défense des biens communs de l’humanité, naturels et culturels, l’extension d’un domaine de gratuité (démarchandisation) des services aux biens de première nécessité, contre la prédation généralisée et la privatisation du monde.
5. C’est aussi le nom d’une autre mesure de la richesse sociale que celle de la loi de la valeur et de l’évaluation marchande. La concurrence « libre et non faussée » repose sur « le vol du temps de travail d’autrui ». Elle prétend quantifier l’inquantifiable et réduire à sa misérable commune mesure par le temps de travail abstrait l’incommensurable rapport de l’espèce humaine aux conditions naturelles de sa reproduction. Le communisme est le nom d’un autre critère de richesse, d’un développement écologique qualitativement différent de la course quantitative à la croissance. La logique de l’accumulation du capital exige non seulement la production pour le profit, et non pour les besoins sociaux, mais aussi « la production de nouvelle consommation », l’élargissement constant du cercle de la consommation « par la création de nouveaux besoins et par la création de nouvelles valeurs d’usage » : « D’où l’exploitation de la nature entière » et « l’exploitation de la terre en tous sens ». Cette démesure dévastatrice du capital fonde l’actualité d’un éco-communisme radical.
6. La question du communisme, c’est d’abord, dans le Manifeste communiste, celle de la propriété : « Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : suppression de la propriété privée » des moyens de production et d’échange, à ne pas confondre avec la propriété individuelle des biens d’usage. Dans « tous les mouvements », ils « mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d'évolution qu'elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement ». Sur les dix points qui concluent le premier chapitre, sept concernent en effet les formes de propriété : l'expropriation de la propriété foncière et l'affectation de la rente foncière aux dépenses de l'Etat ; l'instauration d'une fiscalité fortement progressive ; la suppression de l'héritage des moyens de production et d'échange ; la confiscation des biens des émigrés rebelles ; la centralisation du crédit dans une banque publique ; la socialisation des moyens de transport et la mise en place d'une éducation publique et gratuite pour tous ; la création de manufactures nationales et le défrichage des terres incultes. Ces mesures tendent toutes à établir le contrôle de la démocratie politique sur l'économie, le primat du bien commun sur l'intérêt égoïste, de l'espace public sur l'espace privé. Il ne s'agit pas d'abolir toute forme de propriété, mais « la propriété privée d'aujourd'hui, la propriété bourgeoise », « le mode d'appropriation » fondé sur l'exploitation des uns par les autres.
7. Entre deux droits, celui des propriétaires à s’approprier les biens communs, et celui des dépossédés à l’existence, « c’est la force qui tranche », dit Marx. Toute l’histoire moderne de la lutte des classes, de la guerre des paysans en Allemagne aux révolutions sociales du siècle dernier, en passant par les révolutions anglaise et française, est l’histoire de ce conflit. Il se résout par l’émergence d’une légitimité opposable à la légalité des dominants. Comme « forme politique enfin trouvée de l’émancipation », comme « abolition » du pouvoir d’Etat, comme accomplissement de la République sociale, la Commune illustre l’émergence de cette légitimité nouvelle. Son expérience a inspiré les formes d’auto-organisation et d’autogestion populaires apparues dans les crises révolutionnaires : conseils ouvriers, soviets, comités de milices, cordons industriels, associations de voisins, communes agraires, qui tendent à déprofessionaliser la politique, à modifier la division sociale du travail, à créer les conditions du dépérissement de l’Etat en tant que corps bureaucratique séparé.
8. Sous le règne du capital, tout progrès apparent a sa contrepartie de régression et de destruction Il ne consiste in fine « qu’à changer la forme de l’asservissement ». Le communisme exige une autre idée et d’autres critères que ceux du rendement et de la rentabilité monétaire. A commencer par réduction drastique du temps de travail contraint et le changement de la notion même de travail : il ne saurait y avoir d’épanouissement individuel dans le loisir ou le « temps libre » aussi longtemps que le travailleur reste aliéné et mutilé au travail. La perspective communiste exige aussi un changement radical du rapport entre l’homme et la femme : l’expérience du rapport entre les genres est la première expérience de l’altérité et aussi longtemps que subsistera ce rapport d’oppression, tout être différent, par sa culture, sa couleur, ou son orientation sexuelle, sera victime de formes de discrimination et de domination. Le progrès authentique réside enfin dans le développement et la différenciation de besoins dont la combinaison originale fasse de chacun et chacune un être unique, dont la singularité contribue à l’enrichissement de l’espèce.
9. Le Manifeste conçoit le communisme comme « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Il apparaît ainsi comme la maxime d’un libre épanouissement individuel qu’on ne saurait confondre, ni avec les mirages d’un individualisme sans individualité soumis au conformisme publicitaire, ni avec l’égalitarisme grossier d’un socialisme de caserne. Le développement des besoins et des capacités singuliers de chacun et de chacune contribue au développement universel de l’espèce humaine. Réciproquement, le libre développement de chacun et de chacune implique le libre développement de tous, car l’émancipation n’est pas un plaisir solitaire.
10. Le communisme n’est pas une idée pure, ni un modèle doctrinaire de société. Il n’est pas le nom d’un régime étatique, ni celui d’un nouveau mode de production. Il est celui du mouvement qui, en permanence, dépasse/supprime l’ordre établi. Mais il est aussi le but qui, surgi de ce mouvement, l’oriente et permet, à l’encontre des politiques sans principe, des actions sans suites, des improvisations au jour le jour, de déterminer ce qui rapproche du but et ce qui en éloigne. A ce titre, il est, non pas une connaissance scientifique du but et du chemin, mais une hypothèse stratégique régulatrice. Il nomme, indissociablement le rêve irréductible d’un autre monde de justice, d’égalité et de solidarité ; le mouvement permanent qui vise à renverser l’ordre existant à l’époque du capitalisme ; et l’hypothèse qui oriente ce mouvement vers un changement radical des rapports de propriété et de pouvoir, à distance des accommodements avec un moindre mal qui serait le plus court chemin vers le pire.
11. La crise, sociale, économique, écologique, et morale d’un capitalisme qui ne repousse plus ses propres limites qu’au prix d’une démesure et d’une déraison croissantes, menaçant à la fois l’espèce et la planète, remet à l’ordre du jour « l’actualité d’un communisme radical » qu’invoqua Benjamin face la montée des périls de l’entre-deux guerres.
Voir Dionys Mascolo, A la recherche d’un communisme de pensée, Editions Fourbis, 2000, p. 113.
Daniel Bensaïd [3]
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