Libération - 24 novembre 2014
Le principe de précaution, ça commence à bien faire ?
Tribune.
Par Sabine Buis, députée de l'Ardèche et Arnaud Gossement Avocat et auteur d’une thèse de doctorat sur le principe de précaution
Pour la cinquième fois en deux ans, des parlementaires ont déposé une proposition de loi tendant à supprimer la référence au principe de précaution de notre Constitution. Le 4 décembre, l’Assemblée nationale débattra donc d’une proposition de loi, présentée par Eric Woerth et plusieurs autres députés de l’opposition. La proposition est la suivante : débaptiser le principe de précaution au sein de la charte de l’environnement pour l’appeler désormais «principe d’innovation responsable». La stratégie est la suivante : faute de pouvoir supprimer le principe de précaution, il s’agit de le caricaturer, de le ringardiser en tentant d’opposer précaution et innovation. Et au final de le dévitaliser faute de pouvoir l’effacer. Car ce même principe s’appellera «principe de précaution» en droit international, en droit européen et dans la loi française mais «principe d’innovation responsable» dans la Constitution. Une source de confusion, d’interprétations divergentes et de déséquilibre d’un consensus patiemment construit en 2004, lors du vote de la charte de l’environnement.
En réponse, il faut tout d’abord rappeler que le principe juridique de précaution n’a rien à voir avec le principe médiatique du même nom. Invoqué à tort et à travers par ses partisans comme par ses opposants, le principe de précaution est amalgamé à la peur du risque et du progrès technique. A tort. Loin de l’idée du «risque zéro», le principe de précaution impose à l’Etat, dans des situations d’incertitude scientifique très précises, d’agir et non de rester spectateur. Relisons l’article 5 de la charte de l’environnement votée à l’époque par la formation politique qui propose de la défaire : le principe de précaution est sans ambiguïté un principe d’action. Loin d’être un principe «antiscience», il impose, tout au contraire, de renforcer la recherche scientifique, de multiplier les expertises. Il impose à l’Etat de décider et d’adapter ses décisions en fonction de l’évolution de l’état des connaissances scientifiques. Il impose au politique de ne plus s’en remettre aux mêmes experts mais d’assurer toute sa responsabilité. Nous le disons avec force : il faut arracher le principe de précaution à sa caricature. Il est un appel à l’intelligence, à la délibération, à la prise de risque et à l’esprit d’entreprise. Nous souhaitons aussi souligner un paradoxe de taille : la proposition de loi de M. Woerth pourrait produire l’effet inverse de celui officiellement recherché. En opposant l’«innovation responsable» portée par les entreprises à la précaution réduite à une forme de frilosité, le risque est de faire du principe de précaution, qui n’est aujourd’hui qu’un principe d’action et de décision, une cause nouvelle d’engagement de la responsabilité civile ou pénale des personnes privées. Avis aux chercheurs, aux entrepreneurs et aux créateurs d’entreprise : ce concept d’«innovation responsable» est dangereux. Car une fois inscrit dans la Constitution, il faudra le définir. De quel droit l’Etat pourrait-il définir ce qu’est la «bonne» innovation ?
Ne soyons pas dupes, le principe de précaution n’est qu’un prétexte. La multiplication de ces propositions de lois n’a qu’un seul but : permettre aux élus qui sont agacés par la montée en puissance de l’écologie et par la place faite à la transition énergétique, de se compter. Au travers du principe de précaution, c’est le droit de l’environnement dans son ensemble qui est visé. Car il est devenu plus facile de dénoncer le principe de précaution que le développement durable. Plutôt que de gaspiller du temps à critiquer ce principe d’application fort rare, investissons-nous, résolument, pour une croissance verte et une économie circulaire intense en emplois.
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