Changer, être, s'affirmer et soudain ne plus subir.
Travailler est aujourd'hui compliqué, avec la crise, la pression des ventes, les baisses des budgets de toutes les catégories sociales, bref de tous nos porte-monnaies, à nous toutes. Commencer à travailler à vingt ou vingt-cinq ans, travailler au-delà de cinquante ans, tout devient un chemin sous les feux de la concurrence, de la violence du silence et de l'attente malgré la recherche en continu.
Alors oui je travaille comme ouvrière dans une usine de gâteaux secs, cela sent plutôt bon, mais mon univers a bien changé depuis trente ans, depuis mon premier jour, pas encore majeure, mais déjà embauchée. Les chaînes, les produits, les effectifs, les machines et la qualité, tout cela a subi des évolutions, des modifications, des changements plus ou moins compréhensibles.
Mais le pire, au-delà des horaires décalées, des moments de doute face à des nièmes réductions de personnel, se retrouve dans les relations humaines. Ah le premier patron, il était paternaliste, un peu esclavagiste parfois sur les heures, mais il connaissait tout le monde, respectait tout le monde. Le soir, il raccompagnait les dernières ouvrières, les plus anciennes. Il se souciait des grossesses, faisait quelques cadeaux, faicilitait des crédits quand on achetait une maison dans le coin. Son fils fût plus distant, et puis quand un groupe a racheté l'usine, on est devenu des numéros, plus des humains, mais des machines adjointes.
Alors oui, hier, la responsable qualité est passée, jeune trentenaire sûre d'elle, mais à qui nous avons appris les consignes réelles de la vraie vie en arrivant ici. Hier donc, quand elle nous a lancé quelques phrases sur notre "miséreuse vie de petites ouvrières, sans avenir, sans initiatives, sans rien". Je me suis levée, j'ai attendu qu'elle soit dans le bureau des patrons, là-haut à l'étage. J'ai monté les marches, et moi aussi j'ai parlé fort.
Là devant ses supérieurs, j'ai lâché ce qui me pesait sur le coeur, sur le dos, à moi et probablement à tant d'autres sur les chaînes, d'ailleurs d'en bas les regards étaient vers les vitres éclairées de l'administration. J'ai dit tout ce que cette femme faisait, oubliait aussi, malgré ses diplômes, ses consignes et sa connaissance très relative de notre métier, enfin de ce qu'elle appelle les processus de fabrication. J'ai tout libéré, j'ai sorti mes griffes et puis pour conclure, face à leur silence, face à leur management ancestral et froid, j'ai donné ma version de ma vie, , de mes valeurs simples, du respect et de la politesse envers les autres. Il n'y a pas d'être supérieurs, ni ici ni ailleurs. Certes il y a des cadres et des simples agents de production comme moi, depuis trente ans bientôt. Mais en dehors de mon boulot, je suis une personne, une citoyenne, bénévoles pour des enfants en difficulté dans les écoles pour les aider à écrire, à lire. Mes enfants sont avocats et kinésithérapeutes, ils ont profité d'une vie normale, de parents travailleurs, volontaires et simples. Je rêve comme toutes les femmes de mode, de vernis à ongles (interdit au boulot), de chaussures, de fêtes avec ma famille, de sourires avec mes amies et voisins, je vis simplement mais sereinement.
Rien ne doit permettre à cette femme, à ces chefs, à tous ceux-là de se croire au-dessus de nous, de moi. Et si il voulait que je parte, qu'ils me le disent en face. Et qu'ils fassent eux-mêmes les gâteaux. Le silence a été accompagné de celui de l'usine, les copines avaient arrêté les chaînes, un long silence. Très long. Celui d'une vie à recevoir des phrases assasines en courbant le dos, à recevoir le crachas, les propos de trop de celle-là. Elle était confite dans son fauteuil.
Depuis, vous voulez savoir ?
Je travaille toujours à la même place, des réunions ont été faites pour développer de meilleures relations avec plus de respect entre "les intervenants dans les processus de l'entreprise", c'est beau non ! Et pour la responsable, je pense malheureusement que le management a préféré conserver des personnes serviles mais honnêtes que ses rapports ennuyeux et son arrogance immature. Depuis beaucoup plus de bonjours et de mercis entre les deux étages de notre usine.
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